mercredi 27 octobre 2010

Attention aux états financiers non vérifiés nous enseigne la Cour d’appel

par Karim Renno
Osler, Hoskin & Harcourt s.e.n.c.r.l./s.r.l.

Dans les réclamations de dommages et intérêts pour pertes de revenus ou de profits, la production des états financiers d'une compagnie sont souvent un élément clé de la preuve en demande. Or, une décision de la Cour d'appel invite les parties à faire très attention à l'utilisation d'états financiers non vérifiés comme assise d'une telle réclamation. C'est pourquoi nous attirons l'attention de nos lecteurs sur l'affaire C.H.S.L.D. Juif de Montréal c. Entreprises Francer Inc. (2008 QCCA 2402).


Résumé des faits

Le 31 janvier 2001, les parties, un centre hospitalier de soins de longue durée (C.H.S.L.D.) et une entreprise de consultants spécialisée dans la gestion des services de buanderie en milieu institutionnel et hospitalier (Francer) concluent un contrat de service (le « Contrat ») d'une durée de cinq ans. Les parties peuvent y mettre fin après la troisième année au moyen d'un avis remis par écrit 90 jours avant l'expiration.

Suite à des discussions infructueuses entre les parties sur une période de plus de 2 ans quant à certaines modifications à être apportées au Contrat, l’appelant C.H.S.L.D. envoi un avis écrit à l'intimée lui signifiant son intention de mettre un terme au Contrat, sans dommage compensatoire, à compter du 1er janvier 2004.

L’intimée Francer institue des procédures en dommages contre C.H.S.L.D. alléguant une litanie de manquement contractuels. À l’appui de sa réclamation, Francer se contente de déposer en preuve ses états financiers non vérifiés pour démontrer sa perte de profits. L’appelant C.H.S.L.D. s’objecte au dépôt en preuve de ces états financiers, alléguant qu’ils constituent une preuve par ouï-dire. La juge de première instance n’accueille pas l’objection et accorde à Francer la somme de 65 000$ à titre de perte de profits.
C.H.S.L.D. se pourvoit en appel et soumet que la réclamation pour perte de profits devait être rejetée, faute de preuve.

Décision rendue par la Cour d’appel

Saisie de la question, la Cour d’appel, dans un jugement rendu par le juge en chef Michel Robert, en vient à la conclusion que la juge de première instance a commis une erreur manifeste et déterminante en accordant 65 000$ pour perte de profit puisque la seule preuve disponible reposait sur les états financiers non vérifiés de Francer.

Ce faisant, la Cour d’appel pose le principe voulant que les états financiers non vérifiés en soit ne peuvent confirmer la perte de profit de l'intimée. Selon le juge Robert :
Contrairement à la vérification qui donne une certaine crédibilité à des états financiers, comme le souligne l'auteur Sarrazin, leur examen « […] ne constitue pas une vérification, l'expert-comptable n'exprime pas une opinion de vérificateur sur ces états financiers ».

La vérification des états financiers, selon les normes de vérification généralement reconnues (N.V.G.R.), permet au comptable d'être « […] garant à l'égard des tiers de l'exactitude et de la véracité des chiffres fournis par son client ». Or, en l'espèce, l'état financier préparé par Daniel Guilbault pour l'année 2003 n'est pas une vérification en bonne et due forme. En effet, les normes généralement reconnues mentionnées sans le vocable « vérification » par Daniel Guilbault, frère de l'alter ego de l'intimée, sont des termes génériques utilisés dans d'autres contextes. En somme, la fiabilité des informations fournies par l'intimée n'a pas été vérifiée selon une acception comptable du terme.

L'auteur Martel écrit que :

Sous le Code civil du Québec, les états financiers sont des « écrits non instrumentaires » pouvant être admis en preuve contre la compagnie à titre d'aveu ou de témoignage.

À ce titre, leur force probante est laissée à la discrétion du tribunal, et ils peuvent être contredits par tous moyens. Des états financiers non vérifiés peuvent être assimilés à du ouï-dire, puisqu'ils sont dressés sur la seule foi de représentations de certains administrateurs ou dirigeants.
Ainsi, contrairement aux documents établis dans le cours des activités d'une entreprise qui constitue une exception au ouï-dire, des états financiers non vérifiés n'échappent pas à la règle générale et

[ils] sont moins fiables que des états financiers vérifiés, puisqu'ils sont sommaires, moins fouillés et l'opinion qui en résulte n'a pas le même poids. Il y a un certain risque qu'ils soient mal fondés malgré un examen bien conduit.
À la lumière de ce qui précède, la Cour d’appel conclut que l’objection formulée par l'appelant relativement à la production des états financiers devait être accueillie. Les états financiers non vérifiés de Francer ne faisant pas preuve de leur contenu, cette dernière devait faire la preuve de sa perte de profit par les moyens usuels, i.e. en prouvant ses revenus et ses dépenses. En conséquence, la Cour retourne le dossier en première instance pour permettre à Francer de faire la preuve appropriée.

On retient de cette décision qu’une partie qui cherche à faire la preuve de sa perte de profits devra soit (a) déposer à la Cour des états financiers vérifiés ou (b) présenter une preuve détaillée de ses revenus et ses dépenses afin de convaincre la Cour qu’elle subie effectivement une perte de profit.

Référence : [2010] ABD 136

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