jeudi 23 septembre 2010

Prescription: la détresse psychologique peut constituer une impossibilité d'agir

par Karim Renno
Osler, Hoskin & Harcourt s.e.n.c.r.l./s.r.l.

L'impossibilité d'agir dans un contexte d'interruption de la prescription est particulièrement difficile à établir. En effet, les tribunaux, avec raison, placent la barre très haute avant de mettre de côté l'effet de la prescription extinctive. Or, la récente décision de Divincenzo c. Diracca (2010 QCCS 4398) rappelle que la détresse psychologique peut, dans certaines circonstances, constituer une impossibilité d'agir.


Pour nos fins, la trame factuelle assez complexe de l'affaire n'a pas à être repétée. Il suffit de noter que la demanderesse allègue que les défendeurs ne respectent pas le contrat intervenu entre les parties en janvier 2005 et lui auraient fait de fausses représentations. Les défendeurs, comme un de leurs moyens de défense, soulèvent la prescription du recours et en demande le rejet par voie de requête en irrecevabilité. Pour contrer cet argument, la demanderesse dépose une expertise d'un psychiatre qui se prononce clairement quant à son impossibilité d'agir.
L'Honorable juge Steve J. Reimnitz passe en revue la jurisprudence pertinente et en vient à la conclusion qu'il n'est pas possible, au stade préliminaire, de rejeter l'action de la demanderesse. En effet, il note que la détresse psychologique peut, dans certaines circonstances, constituer une impossibilité d'agir:
[48] Au stade des requêtes qui sont présentées, le tribunal doit considérer les documents et expertises produits, sans que leurs auteurs n'aient eu l'opportunité d'être entendus. Le rapport du Dr Béliveau est déposé et on ne lui oppose aucun rapport d'expertise, il serait pour le moins imprudent d'aller à l'encontre des conclusions de cet expert sans même lui avoir donné la chance de témoigner et de déposer son rapport à la cour.

[49] Dans Gauthier c. Beaumont, la Cour suprême a reconnu que l'état psychologique d'une personne et la détresse psychologique qui en découle peuvent constituer une impossibilité d'agir au sens de l'article 2232 C.c.B.-C. devenu avec quelques modifications l'article 2904 C.c.Q.

[...]

[52] Suite à cet arrêt, plusieurs décisions ont reconnu que la détresse psychologique peut constituer une impossibilité absolue ou non d'agir selon que l'on est régi par l'article 2232 C.c.B.-C. ou 2904 C.c.Q.

[53] Ainsi, dans Butcher c. Bennett, le juge Chamberland écrit :
« J'ai eu le privilège de lire l'opinion de mon collègue le juge Vallerand et, bien que je partage les propositions de droit qu'il énonce concernant le rôle du juge saisi d'une requête en irrecevabilité, je ne peux me résoudre à disposer du pourvoi comme il le suggère.
Je m'explique, tout en soulignant au passage partager également l'avis de mon collègue lorsqu'il souligne l'erreur commise par la juge de première instance qui, en l'absence de toute preuve, statue sur les faits et affirme que l'appelant a connu et compris la situation dont il allègue avoir été victime «long before November 1994».
Dans l'arrêt O'Hearn c. Roy, [1997] R.R.A. 64 , notre Cour affirme la nécessité que la demande fasse état, prima facie, de l'impossibilité en fait d'agir dans laquelle se trouvait le réclamant et souligne qu'il n'existe pas de formules toutes faites pour exprimer cette idée.
La Cour suprême du Canada affirmait récemment que l'état psychologique qui empêche la victime d'intenter un recours judiciaire peut, à certaines conditions, constituer une cause d'impossibilité en fait d'agir qui suspend la présomption au sens de l'article 2232 C.c.B.-C. (aujourd'hui, 2904 C.c.Q.) Gauthier c. Beaumont, [1998] 2 R.C.S. 3 , le juge Gonthier, paragraphe 73 et le juge en chef Lamer, paragraphe 1; voir également A. c. B., [1998] R.J.Q. 3117 (C.S.).
L'ensemble de la Déclaration, et mon collègue le souligne dans son bref résumé des faits, expose le désarroi psychologique dans lequel les agissements de l'intimé auraient plongé l'appelant, pendant un certain temps. Cet état de désarroi se serait manifesté par des périodes de dépression d'intensité variable, par des périodes de dépendance à l'alcool et enfin, par des pensées suicidaires. Finalement, à compter de mars 1990, l'appelant aurait entrepris une psychothérapie qui se poursuivait encore à la date de la Déclaration, le 21novembre 1997.
[…]

Je propose donc d'accueillir le pourvoi, avec dépens, de casser le jugement de première instance et de rejeter, frais à suivre le sort du dossier, la requête en irrecevabilité présentée par l'intimé. »
[54] Il est intéressant de lire l'opinion du juge Lefebvre dans J.K. c. S.D., lequel rejette la requête en irrecevabilité :

« [27] La preuve démontre sans l'ombre d'un doute, par le témoignage de la demanderesse et par le rapport et le témoignage de la psychologue Pérodeau, que la demanderesse, pour cause d'incapacité psychologique, a été dans l'impossibilité de fait de dénoncer son agresseur et d'entreprendre des procédures judiciaires contre lui avant la survenance de l'agression sexuelle commise par le défendeur à l'endroit de la meilleure amie de sa mère, et la confrontation entre la mère et la fille qui a suivi, qui constitue l'élément déclencheur de la dénonciation.

[28] Comme cet incident est survenu en 2005, le recours intenté en 2006 n'est donc pas prescrit.

[29] Tout comme le juge Gonthier dans Gauthier c. Corporation municipale de ville de Lac-Brome, le Tribunal conclut que la demanderesse, qui vivait dans la honte et dans la peur et qui souffrait de stress post-traumatique, a été dans l'impossibilité d'agir avant 2005.

[30] D'ailleurs, dans son témoignage, la psychologue Pérodeau a affirmé que lorsqu'il y a inceste, c'est beaucoup plus difficile pour une victime de dénoncer son agresseur, vu le lien étroit entre les deux personnes, et la peur de la victime de voir souffrir l'autre parent et de faire éclater la bulle familiale. »
[55] On comprend que dans la présente affaire, l'état dans lequel était la demanderesse au lendemain du décès de sa fille permet d'expliquer son immense désarroi. La fin de la relation avec le père de l'enfant et le litige qui s'ensuivit augmentaient l'état de détresse de la demanderesse. Tous les faits postérieurs racontés dans ce jugement pouvaient participer à soutenir cette détresse psychologique. L'accusation contre son ex-conjoint, les ordonnances rendues et la crainte qu'elle éprouvait envers celui-ci permettent, à ce stade-ci du moins, de considérer que la demanderesse a été privée par cette crainte durant un certain temps de son «libre arbitre et de sa volonté d'agir en justice».

Référence : [2010] ABD 106

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