vendredi 10 septembre 2010

Appel à la modération des sanctions imposées en vertu des articles 54.1 C.p.c. par le plus haut tribunal de la province

par Karim Renno
Osler, Hoskin & Harcourt s.e.n.c.r.l./s.r.l.

Dans un jugement très attendu rendu mardi dernier, la Cour d'appel du Québec s'est prononcée sur un des premiers jugements à avoir appliqué les articles 54.1 et suivants et a lancé un appel à la modération quant aux sanctions imposées en vertu de ces articles. À cet égard, la décision de la Cour dans Cosoltec inc. c. Structure Laferté inc. (2010 QCCA 1600) est une lecture quasi-obligatoire pour tous les plaideurs civils québécois.


Un survol des faits s'impose. À l'encontre d'une action en dommages et intérêts, l'appelante a produit une défense et une demande reconventionnelle le 16 octobre 2008. Dans les conclusions de cette procédure, l'appelante demandait, entre autre, à la cour d'opérer compensation entre la créance de l'intimée et le montant de sa demande reconventionnelle. Dans le cadre de la gestion de l'instance, les parties avaient convenu qu'un représentant de l'appelante serait interrogé les 15 et 16 décembre 2008. Au cours de cet interrogatoire, l'appelante s'est engagée à communiquer des engagements au plus tard le 16 janvier 2009. Au 27 mars 2009, conformément à l'entente amendée sur le déroulement de l'instance, l'appelante n'avait toujours pas fourni ses engagements.

Le 1er mai 2009, l'intimée faisait signifier une requête en rejet de défense et demande reconventionnelle. Le 14 mai 2009, la Cour constatait le défaut de communication des engagements et prononçait une ordonnance péremptoire de communiquer ses engagements avant le 29 mai et de justifier, par affidavit, les raisons pour lesquelles un engagement n'a pas été fourni, le cas échéant. À la date butoir, l'appelante communication partiellement les réponses à certains engagements. Finalement, le 9 juin 2009, la Cour supérieure était saisie d'une requête en rejet de la défense et demande reconventionnelle qui, pour l'essentiel, alléguait que 30 des engagements n'avaient toujours pas été fournis. Cette requête fut accueillie et la Cour supérieure ordonna la radiation des paragraphes ayant trait à la demande reconventionnelle (rejetant essentiellement celle-ci). S'ensuit l'appel.

Bien que le banc de la Cour d'appel est unanime sur l'issue du pourvoi, les Honorables juges Rochon et Dalphond déposent chacun des motifs distincts. D'abord, la conclusion factuelle du juge de première instance qui constate un comportement procédural abusif est confirmée. D'ailleurs, le juge Rochon s'exprime ainsi:
[29] La détermination de ce qui constitue un abus au sens de l'article 54.1 et suivants C.p.c. relève avant tout de l'appréciation des faits mis en preuve. En l'espèce, le juge de la Cour supérieure a procédé à un examen minutieux des engagements problématiques. Il a conclu que le refus de fournir certains engagements ne résulte pas « d'oublis isolés ou d'inadvertance excusable », mais plutôt d'une conduite désinvolte caractérisée par des manquements répétés et systématiques qui s'inscrivent dans « une stratégie d'épuisement de la partie adverse ».

[30] Bien qu'il soit approprié de placer ces propos dans leur contexte – j'examinerai cette question plus loin – l'analyse factuelle du jugement de la Cour supérieure est exempte de toute erreur révisable. L'appelante le concède implicitement en ne reproduisant pas dans son mémoire en appel le témoignage de sa représentante, alors que c'est principalement en fonction de ce témoignage que le juge de première instance tire ses conclusions sur l'abus.

C'est un niveau de la sanction que la Cour se montre en désaccord avec le juge de première instance. Les juges Rochon et Dalphond rappellent en effet que le rejet des procédures est une sanction extrême qui ne doit s'appliquer qu'aux cas les plus manifestes d'abus procédural. Le juge Dalphond s'exprime ainsi:
[55] Le rejet d'une action, d'une défense ou d’une demande reconventionnelle est la sanction procédurale ultime, dont les conséquences peuvent être sérieuses, voire irréparables, si un droit s'en trouve irrémédiablement perdu. Comme le souligne ma collègue la juge Thibault pour la Cour dans l’arrêt Aliments Breton (Canada) inc. c. Bal Global Finance Canada Corporation, 2010 QCCA 1369 , au par. 31, la jurisprudence enseigne que la sanction de rejet ne doit être utilisée qu'avec grande prudence. Là comme ailleurs, la modération s’impose.

Le juge Dalphond ajoute que, dans le contexte du présent dossier, la sanction est démesurée:
[78] Cela dit avec les plus grands égards, la sanction imposée sous l'art. 54.1 C.p.c., le rejet de la demande reconventionnelle de l'appelante, ne respecte pas les principes généraux que j’ai énoncés précédemment, notamment ceux de la modération en matière de perte de droit, de la proportionnalité de la sanction aux manquements et de la meilleure administration de la justice.
[79] D’abord, l'interdiction à l’appelante de présenter à nouveau sa réclamation dans le même dossier ou dans un dossier qui pourrait ensuite y être joint, signifie que l'appelante devra procéder dans le cadre d’un recours parallèle, qui sera jugé séparément. Il en résultera un gaspillage des ressources judiciaires, une obligation pour les parties de s’affronter dans deux recours distincts (violation de la règle de proportionnalité : art. 4.2 C.p.c.) et la possibilité de jugements contradictoires (incohérence du système).

[80] Ensuite, cette sanction prive l’appelante d'un droit substantiel, celui à la compensation judiciairement prononcée (art. 1673 C.c.Q.), et ce, alors que le juge reconnaît qu’elle a fourni des informations adéquates à l’égard d’au moins la moitié de sa réclamation.

[81] Finalement, la radiation de tous les paragraphes relatifs à la demande reconventionnelle, alors que des pièces supportant la moitié de celle-ci ont été produites, est une sanction excessive. La réduction de la demande reconventionnelle aux seuls montants expliqués ou justifiés prima facie aurait, peut-être, été justifiable, mais le rejet de toute la réclamation ne l’est pas.

Pour le juge Rochon, les circonstances en présence militaient beaucoup plus en faveur d'une condamnation en dommages et intérêts en faveur de l'intimée:
[33] Soit dit avec égards, je suis d'avis que le rejet des éléments de la défense et de la demande reconventionnelle ne constituait pas en l'espèce une sanction appropriée, et ce, pour plusieurs motifs.
[..­.]
[38] Des 96 engagements qu'elle a pris, l'appelante a satisfait à 79 d'entre eux. Parmi ceux-ci, nous retrouvons en majeure partie les éléments de calcul de l'appelante pour établir sa demande reconventionnelle. Dès lors, il apparaît inapproprié de rejeter la demande reconventionnelle et de créer deux recours judiciaires parallèles pour débattre des mêmes questions de fond.

[39] Il m'apparaît plus adéquat de sanctionner la conduite de l'appelante par l'octroi à l'intimée de dommages-intérêts pour la compenser des coûts engendrés par la conduite abusive de l'appelante, alors que la scission entre la demande principale et la demande reconventionnelle ne ferait qu'aggraver la situation et augmenter les coûts pour chacune des parties.

[40] Conformément au second alinéa de l'article 54.4 C.p.c., le montant des dommages-intérêts peut être établi aisément. L'examen du dossier de première instance fait voir les différentes démarches et procédures entreprises par l'avocat de l'intimée pour amener l'appelante à satisfaire en partie aux engagements qu'elle avait souscrits. À l'audience, les avocats des parties ont facilement identifié le temps requis pour préparer et débattre les différentes procédures. De même, l'avocat de l'appelante reconnaît que le tarif horaire de 290 $ est raisonnable dans les circonstances.

[41] En conséquence, je propose de substituer à la sanction imposée par le juge de la Cour supérieure une condamnation à des dommages-intérêts de 8 000 $ en faveur de l'intimée.
 
Référence: [2010] ABD 89

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