mercredi 11 août 2010

Production tardive d'une expertise: la partie qui conteste doit démontrer un préjudice

par Karim Renno
Osler, Hoskin & Harcourt s.e.n.c.r.l./s.r.l.

La question du dépôt tardif de rapports d'expert est particulièrement difficile pour les tribunaux. D'un côté, le refus de permettre un tel dépôt peut avoir des conséquences importantes sur la cause de la partie qui désire le déposer et, de l'autre, il est souvent préjudiciable pour son adversaire d'avoir à répondre tardivement à une pièce aussi importante. La décision récente de l'Honorable juge Clément Gascon dans Dessau Inc. c. Duchesne & Fils Ltée. (2010 QCCS 1730) met en relief ces difficultés.


Dans cette affaire, la demanderesse demande la permission de produire deux expertises plus de six mois après l'émission par la Cour du certificat d'état de cause. Qui plus est, lors du dépôt des déclarations de mise au rôle d'audience des parties en 2006, la demanderesse n'annonçait aucune expertise au support de ses prétentions. Par ailleurs, au moment de l'audition, aucune date de procès n'est encore fixée.

Le juge Gascon rappelle d'abord les principes applicables en l'instance et note que la requête produite par la demanderesse n'étaye pas de motifs précis pour lesquels elle n'aurait pas été en mesure de déposer ses rapports plus tôt:
[15] Les règles applicables en la matière sont bien connues. La Cour d'appel les a reprises à plus d'une occasion, notamment dans l'arrêt Modes Striva inc. c. Banque Nationale du Canada (« Modes Striva »).

[16] Dans cette affaire, le juge Rochon résume ces règles ainsi :
[9] L'article 17 R.P.C.S. vient tempérer la rigueur de l'article 15. Par ce pouvoir discrétionnaire, le juge de la Cour supérieure peut autoriser, après l'émission du certificat d'état de la cause, la production d'une pièce, d'un rapport ou d'un extrait de témoignage, s'il l'estime nécessaire dans l'intérêt de la justice.

[10] À l'occasion de l'exercice de cette discrétion, le juge doit examiner plusieurs facteurs de poids inégal dont : (1) les raisons qui ont empêché une partie de dévoiler à temps l'ensemble de sa preuve; (2) le préjudice subi par la partie si permission lui est refusée; (3) le préjudice subi par la partie adverse; (4) la responsabilité de l'avocat et du client à l'origine du retard; (5) la conduite du dossier par les avocats depuis son début; (6) la saine administration de la justice.

[17] En l'espèce, il saute aux yeux que la requête de Dessau est peu, sinon pas du tout, étayée quant aux raisons qui l'auraient empêchée de déposer ces expertises à temps.

[18] Les allégations de la requête ne font état d'aucune raison particulière pour laquelle Dessau n'a pas demandé de telles expertises avant tout récemment. La requête n'explique pas non plus pourquoi Dessau s'était déclarée prête à procéder dans sa déclaration de mise au rôle, sans qu'il ne soit question d'expertises à ce moment.

[19] Pour tout dire, l'on comprend de la requête et des représentations de l'avocat à l'audience qu'il n'y a essentiellement pas de motifs qui puissent valablement expliquer le délai particulièrement long qui s'est écoulé avant que Dessau ne décide de mandater des experts et de demander que leurs rapports soient déposés. La seule inférence à tirer est qu'au-delà de la négligence de la partie et de ses avocats à agir en temps opportun, rien ne peut expliquer ou justifier la situation.

[20] À ce chapitre, force est de constater que la requête de Dessau fait fi de plusieurs enseignements pourtant clairs de la Cour d'appel sur la question.
Par ailleurs, le juge voit une différence importante entre les deux expertises. Alors que la première répond directement à une expertise de la défenderesse et ne nécessitera pas de nouvelle expertise en réponse, la deuxième couvre du terrain nouveau qui forcera la défenderesse à y répondre. Le juge Gascon autorise donc le dépôt du premier rapport en mettant l'emphase sur l'absence de préjudice pour la défenderesse:
[24] Toutefois, il n'en reste pas moins qu'en ce qui concerne le premier des deux rapports visés, soit celui des experts comptables PwC, Duchesne n'est pas en mesure de démontrer que la production, même tardive, de ce rapport lui cause un préjudice.

[25] Une lecture sommaire du rapport PwC montre qu'il est orienté uniquement dans l'optique de répondre à l'expertise des experts comptables de la partie adverse, Deloitte. Ce rapport ne se veut qu'une réponse à ces derniers, sans plus.

[26] Dans cette perspective, le dépôt de ce rapport n'entraîne pas la nécessité de prévoir une nouvelle expertise, puisque les experts de part et d'autre se sont exprimés pleinement sur ce qui en fait l'objet. À l'audience au mérite, rien n'empêchera l'un et l'autre de compléter leurs commentaires en regard des positions exprimées par leurs adversaires. La fixation du procès n'en sera aucunement retardée. En termes de frais, coûts ou délais additionnels, il n'y a pas vraiment de préjudice d'établi pour Duchesne.

[27] De ce point de vue, bien que la requête se refuse à donner des explications qui semblent, de toute façon, inexistantes, l'absence d'un préjudice quelconque causé à Duchesne force le Tribunal à conclure qu'il ne convient pas de faire perdre à Dessau des droits potentiels en raison de sa seule négligence ou de celle de son avocat.

[28] Le dépôt du rapport d'experts de PwC sera, dans ce contexte, autorisé.

Il en est autrement pour la deuxième expertise de la demanderesse. En l'absence d'allégations précises quant au motifs du retard ou quant au préjudice qui serait subi par la demanderesse si le dépôt était refusé, la Cour en vient à la conclusion que la demanderesse en s'est pas déchargée de son fardeau.

On constate donc de cette décision que la question du préjudice respectif est presque toujours déterminante dans l'exercice de la discrétion de la Cour.

Par ailleurs, il importe de noter que, le 2 juin dernier, l'Honorable juge Allan R. Hilton de la Cour d'appel accordait la permission d'en appeler de la décision du juge Gascon. Dans ses courts motifs, il note les circonstances particulières de l'affaire en ce qu'il s'écoulera un délai d'au moins 2 ans avant la date du procès. L'audition de l'appel est prévue pour octobre 2010.
 
Mise à jour:
 
Les parties ont convenu d'une entente quant à la production de l'expertise en question, de sorte que la Cour d'appel n'a pas eu à se prononcer sur le fond de la question tel qu'il appert de Dessau inc. c. Duchesne et Fils ltée (2010 QCCA 1664).

Référence : [2010] ABD 60

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