jeudi 3 juin 2010

La Cour suprême applique la prescription à la reconnaissance d'une sentence arbitrale: possible renversement majeur du droit québécois sur la question

Osler, Hoskin & Harcourt s.e.n.c.r.l./s.r.l.

La Cour suprême a rendu, le 20 mai dernier, une décision d'une grande importance en matière de reconnaissance d'une sentence arbitrale. En effet, dans Yugraneft Corp. c. Rexx Management Corp. (2010 CSC 19), une cause provenant de l'Alberta, la Cour s'est penché sur le délai de prescription applicable à la reconnaissance et à l’exécution des sentences arbitrales étrangères.

La question fait depuis longtemps l'objet de débats. Analysant le droit albertain, la Cour est d’avis qu’un délai de prescription de deux ans s’applique et que, par conséquent, la demande de reconnaissance et d’exécution d’une sentence arbitrale étrangère présentée par Yugraneft Corporation est prescrite. Selon le juge Rothstein, en vertu du droit de l’arbitrage international, la question de la prescription relève du droit procédural du ressort où sont demandées la reconnaissance et l’exécution; dans ce cas l'Alberta.

Les faits de l'affaire sont relativement simples et sont résumés comme suit aux paragraphes 2 et 3 de la décision:
L’appelante, Yugraneft Corporation (« Yugraneft »), est une société russe qui développe et exploite des champs de pétrole en Russie. L’intimée, Rexx Management Corporation (« Rexx »), est une société albertaine qui, à un moment donné, a fourni à Yugraneft du matériel servant à l’exploitation de champs pétrolifères. À la suite d’un différend contractuel, Yugraneft a engagé une procédure d’arbitrage devant le tribunal international d’arbitrage commercial de la Chambre de commerce et d’industrie de la Fédération de Russie (le « TIAC de Russie »). Le 6 septembre 2002, le tribunal arbitral a prononcé sa sentence définitive, ordonnant à Rexx de payer à Yugraneft 952 614,43 $US à titre de dommages‑intérêts.
Le 27 janvier 2006, plus de trois ans plus tard, Yugraneft a présenté une demande de reconnaissance et d’exécution de la sentence à la Cour du Banc de la Reine de l’Alberta. Rexx s’est opposée à l’exécution pour deux raisons. Premièrement, elle a soutenu que la demande de Yugraneft était prescrite en vertu de la Limitations Act de l’Alberta. Deuxièmement, elle a fait valoir que la procédure d’exécution devait être suspendue en attendant la résolution d’une affaire criminelle aux États‑Unis. Selon elle, cette affaire allait prouver que la sentence avait été obtenue par suite d’une activité frauduleuse.

Le juge Rothstein prend bien soin de préciser que le délai de prescription général d'une juridiction donnée ne s'applique pas nécessairement automatiquement à la reconnaissance et l'exécution d'une décision arbitrale:
À mon avis, l’art. III permet – sans les y obliger – aux États contractants (ou, dans le cas d’un État fédératif, un gouvernement infranational ayant compétence en la matière) d’assujettir à un délai de prescription la reconnaissance et l’exécution des sentences arbitrales étrangères. Cependant, il ne faut pas considérer que cet article reconnaît et impose automatiquement les règles traditionnelles de common law ou de droit civil en matière de prescription. Il faudrait plutôt interpréter l’expression « conformément aux règles de procédure suivies dans le territoire où la sentence est invoquée » comme indiquant que le droit interne relatif à cette question s’applique.

Élément très important à noter: le juge Rothstein conclut qu'une sentence arbitrale n'est pas un jugement ou une ordonnance judiciaire au sens du droit albertain et donc que le délai de prescription de 10 ans prévu pour l'exécution des jugements n'est pas applicable:
Une sentence arbitrale n’est pas un jugement ni une ordonnance judiciaire, et la demande de Yugraneft n’est pas visée par l’art. 11. Dans Dell Computer Corp. c. Union des consommateurs, 2007 CSC 34, [2007] 2 R.C.S. 801, la juge Deschamps, au nom de la Cour à la majorité, a fait remarquer que « [u]n arbitrage ne fait partie d’aucune structure judiciaire étatique » et « est une créature dont l’existence repose sur la volonté exclusive des parties » (par. 51). Voir également Desputeaux c. Éditions Chouette (1987) inc., 2003 CSC 17, [2003] 1 R.C.S. 178, où le juge LeBel a écrit ce qui suit au nom de la Cour : « En général, l’arbitrage ne fait pas partie de la structure judiciaire étatique, bien que l’État attribue parfois directement des compétences ou des fonctions aux arbitres » (par. 41)
Contrairement à un jugement, une sentence arbitrale n’est pas directement exécutoire. En Alberta, elle doit d’abord être reconnue par la Cour du Banc de la Reine (ICAA, art. 3) et le débiteur de la sentence peut s’opposer à cette reconnaissance pour les motifs énoncés à l’art. V de la Convention. De plus, dans les cas où le législateur voulait que le terme « jugement » englobe les décisions des tribunaux et les sentences arbitrales, il l’a fait expressément, comme à l’al. 1(1)b) de la REJA. Une démarche semblable a été suivie en Colombie‑Britannique dans la Limitation Act, laquelle prévoit expressément que le terme [traduction] « jugement local » comprend les sentences arbitrales internationales (art. premier). On conclurait donc à tort que le législateur de l’Alberta voulait que les sentences arbitrales étrangères reçoivent le même traitement que les jugements sans indication expresse en ce sens.

L'impact sur le droit québécois est potentiellement majeur. En effet, les décisions pertinentes sur la question ont conclu que le délai de prescription pour la reconnaissance d'une sentence arbitrale au Québec est de 10 ans conformément à l'article 2924 C.c.Q. (voir, entre autres, Transport Michel Vaillancourt inc. c. Cormier, 2006 QCCS 803, au par. 19). Cependant, en application du raisonnement de la Cour suprême, si la sentence arbitrale n'entre pas dans le cadre de la définition de "jugement" à l'article 2924 C.c.Q. (et l'article 946 C.p.c. nous laisse en douter), alors il est possible que les tribunaux québécois concluent désormais que c'est le délai général de 3 ans qui s'applique. Il s'agirait là d'un changement important sur la question.

La prudence est donc de mise pour les praticiens.

Référence : [2010] ABD 8

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