jeudi 16 septembre 2021

La vie privée d’une partie peut justifier une exception au principe de la publicité des débats judiciaires

par Benjamin Dionne
Renno Vathilakis Inc.

Dans l’arrêt Sherman (Succession) c. Donovan (2021 CSC 25), la Cour suprême devait déterminer la légalité des ordonnances de mises sous scellées rendues par la Cour supérieure de l’Ontario (invalidées par la Cour d’appel de l’Ontario).

La trame narrative a fait les manchettes :
[9] Bernard Sherman et Honey Sherman, figures importantes du monde des affaires et de la philanthropie, ont été retrouvés morts dans leur résidence de Toronto en décembre 2017. Leur décès apparemment inexpliqué a suscité un vif intérêt chez le public et une attention médiatique intense. En janvier de l’année suivante, le service de police de Toronto a annoncé que les décès faisaient l’objet d’une enquête pour homicides. Au moment où l’affaire a été portée devant les tribunaux, l’identité et le mobile des personnes responsables demeuraient inconnus.

[10] Les successions du couple et les fiduciaires des successions (collectivement les « fiduciaires ») ont cherché à réfréner l’attention médiatique intense provoquée par les événements. Les fiduciaires souhaitaient veiller au transfert harmonieux des biens du couple, à distance de ce qu’ils percevaient comme un intérêt morbide du public pour les décès inexpliqués et la curiosité suscitée par les importantes sommes d’argent apparemment en jeu.
La CSC a confirmé la décision de la ONCA. Dans ses motifs, le juge Kasirer en a profité pour éclaircir le droit applicable à une demande de mise sous scellée.

D’abord, le juge Kasirer a reformulé le test en deux étapes de l’arrêt Sierra Club du Canada c. Canada (Ministre des Finances), 2002 CSC 41, en une analyse à trois étapes, sans pour autant en changer la substance:
[38] Le test des limites discrétionnaires à la publicité présumée des débats judiciaires a été décrit comme une analyse en deux étapes, soit l’étape de la nécessité et celle de la proportionnalité de l’ordonnance proposée (Sierra Club, par. 53). Après un examen, cependant, je constate que ce test repose sur trois conditions préalables fondamentales dont une personne cherchant à faire établir une telle limite doit démontrer le respect. La reformulation du test autour de ces trois conditions préalables, sans en modifier l’essence, aide à clarifier le fardeau auquel doit satisfaire la personne qui sollicite une exception au principe de la publicité des débats judiciaires. Pour obtenir gain de cause, la personne qui demande au tribunal d’exercer son pouvoir discrétionnaire de façon à limiter la présomption de publicité doit établir que :

1) la publicité des débats judiciaires pose un risque sérieux pour un intérêt public important;

2) l’ordonnance sollicitée est nécessaire pour écarter ce risque sérieux pour l’intérêt mis en évidence, car d’autres mesures raisonnables ne permettront pas d’écarter ce risque; et

3) du point de vue de la proportionnalité, les avantages de l’ordonnance l’emportent sur ses effets négatifs. 
Ce n’est que lorsque ces trois conditions préalables sont remplies qu’une ordonnance discrétionnaire ayant pour effet de limiter la publicité des débats judiciaires — par exemple une ordonnance de mise sous scellés, une interdiction de publication, une ordonnance excluant le public d’une audience ou une ordonnance de caviardage —pourra dûment être rendue. Ce test s’applique à toutes les limites discrétionnaires à la publicité des débats judiciaires, sous réserve uniquement d’une loi valide (Toronto Star Newspapers Ltd. c. Ontario, 2005 CSC 41, [2005] 2 R.C.S. 188, par. 7 et 22) 
[…] 
[43] Le test énoncé dans Sierra Club continue d’être un guide approprié en ce qui a trait à l’exercice du pouvoir discrétionnaire des tribunaux dans des affaires comme en l’espèce. L’étendue de la catégorie d’« intérêt important » transcende les intérêts des parties au litige et offre une grande souplesse pour remédier à l’atteinte aux valeurs fondamentales de notre société qu’une publicité absolue des procédures judiciaires pourrait causer (voir, p. ex., P. M. Perell et J. W. Morden, The Law of Civil Procedure in Ontario (4e éd. 2020), par. 3.185; J. Bailey et J. Burkell, « Revisiting the Open Court Principle in an Era of Online Publication : Questioning Presumptive Public Access to Parties’ and Witnesses’ Personal Information » (2016), 48 R.D. Ottawa 143, p. 154‑155). Parallèlement, cependant, l’obligation de démontrer l’existence d’un risque sérieux pour un intérêt important établit un seuil valable nécessaire au maintien de la présomption de publicité des débats. S’ils devaient tout simplement mettre en balance les avantages et les effets négatifs de l’imposition d’une limite à la publicité des débats judiciaires, les décideurs appelés à examiner les incidences concrètes pour les personnes qui comparaissent devant eux pourraient avoir du mal à accorder un poids suffisant aux effets négatifs moins immédiats sur le principe de la publicité des débats. Une telle pondération pourrait échapper à un contrôle efficace en appel. À mon avis, le cadre d’analyse fourni par les arrêts Dagenais, Mentuck et Sierra Club demeure approprié et devrait être confirmé.
Ensuite, et de manière plus substantielle, la CSC a reconnu qu’un aspect de la vie privée constitue un intérêt public important pour l’application du test pertinent énoncé dans l’arrêt Sierra Club :
[46] Comme il a été mentionné précédemment, je ne suis pas d’accord avec les fiduciaires pour dire qu’un intérêt illimité en matière de vie privée constitue un intérêt public important au sens du test des limites discrétionnaires à la publicité des débats judiciaires. Pourtant, dans certaines de ses manifestations, la vie privée revêt une importance sociale allant au‑delà de la personne la plus immédiatement touchée. Sur ce fondement, elle ne peut être exclue en tant qu’intérêt qui pourrait justifier, dans les circonstances appropriées, une limite à la publicité des débats judiciaires. En fait, la Cour a dans divers contextes reconnu l’importance pour le public de la vie privée, ce qui permet de mieux comprendre pourquoi l’aspect plus restreint de la vie privée lié à la protection de la dignité constitue un intérêt public important.

[…]

[49] La proposition selon laquelle la vie privée est importante, non seulement pour la personne touchée, mais également pour notre société, est profondément enracinée dans la jurisprudence de la Cour en dehors du contexte du test des limites discrétionnaires à la publicité des débats judiciaires. Cela aide à expliquer pourquoi la vie privée ne saurait être rejetée en tant que simple préoccupation personnelle. Cependant, les différences clés dans ces contextes sont telles que l’importance pour le public de la vie privée ne saurait être transposée sans adaptation dans le contexte de la publicité des débats judiciaires. Seuls certains aspects particuliers des intérêts en matière de vie privée peuvent constituer des intérêts publics importants suivant l’arrêt Sierra Club.

[…]

[61] Bien que je reconnaisse la validité de ces préoccupations, je ne suis pas d’accord pour dire qu’elles exigent que la vie privée ne soit jamais prise en considération lorsqu’il s’agit de décider s’il existe un risque sérieux pour un intérêt public important. J’arrive à cette conclusion pour deux raisons. Premièrement, il est possible d’atténuer le problème de la complexité de la vie privée en se concentrant sur l’objectif qui sous‑tend la protection publique de la vie privée, lequel est pertinent dans le cadre du processus judiciaire, de manière à s’en tenir précisément à l’aspect qui transcende les intérêts des parties dans ce contexte. Cette dimension plus restreinte de la vie privée est la protection de la dignité, un intérêt public important qui peut être menacé par la publicité des débats judiciaires. D’ailleurs, plutôt que d’essayer d’appliquer une notion unique et complexe de la vie privée à tous les contextes, notre Cour s’est généralement arrêtée sur des intérêts plus précis en matière de vie privée adaptés à la situation particulière en cause (Spencer, par. 35; Edmonton Journal, p. 1362, la juge Wilson). C’est ce qu’il faut faire en l’espèce, en vue de cerner l’aspect public de la vie privée que la publicité des débats risque de miner indûment.

[62] Deuxièmement, je rappelle que, pour franchir la première étape de l’analyse, il ne suffit pas d’invoquer un intérêt important, mais il faut aussi réfuter la présomption de publicité des débats en démontrant l’existence d’un risque sérieux pour cet intérêt. Le fardeau d’établir l’existence d’un risque pour un tel intérêt au vu des faits d’une affaire donnée constitue le véritable seuil initial à franchir pour la personne cherchant à restreindre la publicité. Il n’est jamais suffisant d’alléguer la seule existence d’un intérêt public important reconnu. Démontrer l’existence d’un risque sérieux pour cet intérêt demeure toujours nécessaire. Ce qui importe, c’est que l’intérêt soit précisément défini de manière à ce qu’il n’englobe que les aspects de la vie privée qui font entrer en jeu des objectifs publics légitimes, de sorte que le seuil à franchir pour établir l’existence d’un risque sérieux pour cet intérêt demeure élevé. De cette manière, les tribunaux peuvent efficacement maintenir la garantie de la présomption de publicité des débats.

[63] Plus particulièrement, pour maintenir l’intégrité du principe de la publicité des débats judiciaires, un intérêt public important à l’égard de la protection de la dignité devrait être considéré sérieusement menacé seulement dans des cas limités. Rien en l’espèce n’écarte le principe selon lequel le secret en matière de procédures judiciaires doit être exceptionnel. Ni la susceptibilité des gens ni le fait que la publicité soit désavantageuse, embarrassante ou pénible pour certaines personnes ne justifieront généralement, à eux seuls, une atteinte au principe de la publicité des débats judiciaires (MacIntyre, p. 185; Nouveau‑Brunswick, par. 40; Williams, par. 30; Coltsfoot Publishing Ltd. c. Foster‑Jacques, 2012 NSCA 83, 320 N.S.R. (2d) 166, par. 97). Ces principes n’empêchent pas de reconnaître l’importance du caractère public d’un intérêt en matière de vie privée quand celui‑ci est lié à la protection de la dignité. Ils obligent simplement à faire la preuve de l’existence d’un risque sérieux pour cet intérêt de manière à justifier, à titre exceptionnel, une restriction à la publicité des débats, comme c’est le cas pour tout intérêt public important au regard de l’arrêt Sierra Club. Comme l’expliquent les professeures Sylvette Guillemard et Séverine Menétrey, « [l]a confidentialité des débats peut se justifier notamment pour protéger la vie privée des parties [. . .]. La jurisprudence affirme cependant que l’embarras ou la honte ne sont pas des motifs suffisants pour ordonner le huis clos ou la non‑publication » (Comprendre la procédure civile québécoise (2e éd. 2017), p. 57).
En somme, la Cour suprême reconnaît que la vie privée peut être un intérêt public d’importance. Toutefois, seules certaines considérations en lien avec la vie privée pourront s’élever à ce titre :
[84] Enfin, rappelons que la susceptibilité individuelle à elle seule, même si elle peut théoriquement être associée à la notion de « vie privée », est généralement insuffisante pour justifier de restreindre la publicité des débats judiciaires lorsqu’elle ne surpasse pas les inconvénients et les désagréments inhérents à la publicité des débats (MacIntyre, p. 185). Un demandeur ne pourra établir que le risque est suffisant pour justifier une limite à la publicité des débats que dans des cas exceptionnels, lorsque la perte de contrôle appréhendée des renseignements le concernant est fondamentale au point de porter atteinte de manière significative à sa dignité individuelle. Ces circonstances mettent en jeu « des valeurs sociales qui ont préséance », qui vont au‑delà des atteintes plus ordinaires propres à la participation à une procédure judiciaire et qui, comme l’a reconnu le juge Dickson, pourraient justifier de restreindre la publicité des débats (p. 186‑187).

Référence : [2021] ABD 369

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