samedi 8 juillet 2017

Par Expert: même si la plupart des jugements rendus en cours d'instance n'ont pas l'autorité de la chose jugée, ils ne peuvent être reconsidérés par la même Cour à moins d'un changement de circonstances

par Karim Renno
Renno Vathilakis Inc.

Dans le cadre de la rubrique Par Expert, nous trichons un peu aujourd'hui en traitant d'un jugement important de la Cour d'appel qui ne traite pas strictement parlant des experts (la recevabilité de deux expertises donne lieu au débat par ailleurs). Dans l'affaire Pop c. Boulanger (2017 QCCA 1009), la Cour d'appel vient de rendre une décision très importante à l'égard des jugements interlocutoires, i.e. les jugements rendus en cours de l'instance si l'on utilise le vocabulaire du nouveau C.p.c. Dans celle-ci, la Cour indique que les jugements interlocutoires - mêmes si la plupart ne bénéficient pas de l'autorité de la chose jugée - ne peuvent être reconsidérés par la même Cour à moins d'un changement de circonstances.



Pour nos fins, retenons les faits suivants.

En juin 2014, l'Honorable juge Claudine Roy rend un jugement qui permet à l'Appelant de produire deux expertises. Ce jugement ne fait pas l'objet d'un appel.

Un peu plus d'un an plus tard, les parties produisent une déclaration commune pour les fins de fixation pour procès. Cette déclaration prévoit une durée de 30 jours pour l'audition. Le Juge en Chef de la Cour supérieure - l'Honorable juge Fournier - nomme peu de temps plus tard l'Honorable juge Chantal Corriveau pour assurer la gestion du dossier et réduire le temps nécessaire pour le procès.

La juge Corriveau ne s'estime pas liée par la décision rendue par la juge Roy à l'égard de la production des expertises. Selon elle, l'ordonnance de désignation du juge en chef qui a suivi a pour objectif de réduire la durée la durée du procès et lui permet donc de vérifier la pertinence du dépôt des expertises et du témoignage des experts. Qui plus est, son analyse des expertises en question l'amène à conclure qu'elles ne sont pas pertinentes à la résolution du litige et qu’ils ne doivent pas être produits, tout en précisant que le juge du procès peut toujours en demander le dépôt s’il les estime utiles aux fins du débat.

La juge Corriveau se trouve donc à renverser le jugement rendu par la juge Roy.

Au nom d'une formation unanime, l'Honorable juge Mark Schrager en vient à la conclusion que le jugement rendu par la juge Corriveau est erroné et doit être renversé. Il ajoute que s'il est vrai que le jugement de la juge Roy n'a pas l'autorité de la chose jugée, un autre juge de la Cour supérieure ne peut pas intervenir pour rendre une décision différente en l'absence d'un changement de circonstances, ce qui n'est pas le cas en l'instance.

Selon lui, la juge Corriveau ne pouvait donc pas essentiellement siéger en appel du jugement de la juge Roy:
[36]        Par sa remarque portant sur le caractère interlocutoire du jugement rendu par la juge Roy, la juge Corriveau laisse entendre que ni les parties et ni elle-même ne sont liées par celui-ci. Même si le jugement rendu par la juge Roy ne bénéficie pas de la présomption de la chose jugée (sans pour autant décider), cela ne signifie cependant pas qu’il est dépourvu de toute force obligatoire: 
[8]     […] Ce n’est pas parce qu’une telle décision n’a pas l’effet de la chose jugée quant au fond de l’affaire, qu’elle ne lie pas les parties dont elle détermine d’ailleurs les droits dans le cadre du cheminement procédural de l’instance. […]. 
[37]        Les pouvoirs d’un juge gestionnaire n’incluent pas un pouvoir de siéger en appel d’un jugement d’un autre juge de la Cour supérieure. La demande présentée à la juge Corriveau reprenait essentiellement les mêmes arguments que ceux invoqués devant la juge Roy.  
[38]        Pour reconsidérer un tel jugement, il aurait fallu un changement de circonstances. Ce n’est pas le cas. La désignation de la juge Corriveau comme gestionnaire en vue de diminuer le nombre de jours prévus pour le procès ne constitue pas une nouvelle circonstance justifiant d’infirmer ou réviser le jugement de la juge Roy. En principe, la simple évolution procédurale d’un dossier ne constitue pas une nouvelle circonstance donnant lieu à la révision d’une décision antérieure du même tribunal. En effet, la juge Corriveau n’invoque aucune nouvelle circonstance depuis le jugement de la juge Roy pouvant affecter ce dernier. Elle substitue simplement son analyse de la pertinence du dépôt des rapports. 
[39]        Le pouvoir d’un tribunal de réviser ses propres décisions doit être spécifiquement prévu par la loi. La doctrine de functus officio est parfois citée comme la raison d’être des dispositions statutaires qui permettent, par exemple, à un tribunal de corriger des erreurs de calcul ou d’écriture. Les pouvoirs de gestion énumérés à l’article 158(2) C.p.c. quant à la preuve par expert ne prévoient pas un tel pouvoir de révision ou correction. Le pouvoir de révision prévu à l’article 159 C.p.c. in fine n’est pas attributif d’un pouvoir d’infirmer la décision d’un autre juge de la Cour sur la même question, sans qu’il y ait un changement de circonstances.
Référence : [2017] ABD Expert 27

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