vendredi 7 juillet 2017

Est en situation d'impossibilité d'agir la partie demanderesse qui est induit en erreur par la partie défenderesse

par Karim Renno
Renno Vathilakis Inc.

Dans les affaires de responsabilité professionnelle, le point de départ de la prescription est souvent difficile à cerner. C'est non seulement parce que la détermination du moment où la partie lésée a connaissance - ou pourrait avoir connaissance - de la faute, des dommages et du lien de causalité n'est pas évidente, mais aussi parce que le professionnelle rassure souvent son client que tout va comme prévu. En effet, de tels propos rassurants sont considérées, dans certaines circonstances, par la jurisprudence pertinente comme créant une impossibilité d'agir pour la victime. L'Honorable juge Clément Samson discute de la question dans l'affaire Latouche c. Lavoie (2017 QCCS 2932).



Dans cette affaire, les Demandeurs, co-propriétaires d'une entreprise de construction, intentent des procédures en dommages contre leur comptable. Ils allèguent que ce dernier ne les a pas conseiller adéquatement et sa responsabilité professionnelle est engagée. 

Le Défendeur conteste le recours pour plusieurs motifs, dont la prescription. En effet, le Défendeur plaide que le recours a été intenté plus de trois ans après la date où les Demandeurs ont eu connaissance de la faute alléguée, des dommages et du lien de causalité entre ces éléments.

Le juge Samson rejette ce moyen, nonobstant le fait que le recours est intenté plus de trois ans après les évènements dommageables. À ce chapitre, le juge Samson souligne que le Défendeur se faisait rassurant et indiquait aux Demandeurs que la situation était sous contrôle.

Dans un tel cas - où le comportement de la partie défenderesse induit les victimes en erreur - les tribunaux ont conclu à l'impossibilité d'agir, d'où la conclusion du juge Samson sur la prescription:
[57]        Le Tribunal, comme on le verra dans le chapitre suivant, accordant de la crédibilité au témoignage des demandeurs, est d’avis que leur confiance était inébranlable envers le défendeur Lavoie. Son attitude rassurante et ses commentaires du type « Je vais m’en occuper » ont maintenu le lien de confiance entre les parties jusqu’en septembre 2011. De plus, sans discuter du rôle de comptable-conseiller financier que joue le défendeur Lavoie auprès des demandeurs, il importe de se rappeler qu’il est aussi un prêteur qui va jusqu’à leur avancer de l’argent pour leur assurer un fonds de roulement. Par son rôle supplémentaire de prêteur qui leur fait confiance lui aussi, il les rassure parfaitement. Il a confiance en eux et eux ont confiance en lui. 
[58]        Le Code civil fixe le début du délai de prescription à la connaissance de la faute invoquée. Lorsque les demandeurs Latouche reçoivent un avis de cotisation, personne ne leur a dit que le défendeur Lavoie aurait dû les en prévenir. De plus, vu les commentaires rassurants et la plus grande confiance qu’ils mettaient dans le défendeur Lavoie, alors qu’ils ne connaissent pratiquement rien à la comptabilité ou à la fiscalité, les demandeurs engagent une procédure contre l’avocat qui les représentait, ne percevant aucune responsabilité de la part du défendeur Lavoie.  
[59]        Dans l’arrêt Oznaga c. Société d'exploitation des loteries et courses du Québec, la Cour suprême, saisie d’une question de même nature, écrit : 
« Ainsi suis-je d’avis que c’est à bon droit que de façon générale les auteurs refusent de considérer l’ignorance, par le créancier, des faits juridiques générateurs de son droit, comme étant une impossibilité absolue en fait d’agir (voir Pierre Martineau, La prescription, P.U.M., 1977, aux pp. 353 et ss.). Par ailleurs, on semble tout autant d’accord, et j’y souscris, pour reconnaître que l’ignorance des faits juridiques générateurs de son droit, lorsque cette ignorance résulte d’une faute du débiteur, est une impossibilité en fait d’agir prévue à l’art. 2232 et que le point de départ de la computation des délais sera suspendu jusqu’à ce que le créancier ait eu connaissance de l’existence de son droit, en autant, ajouterais-je, qu’il se soit comporté avec la vigilance du bon père de famille. »  
(notre soulignement) 
[60]        Dans une affaire où le professionnel rassure le client, la Cour d’appel a fait débuter la prescription au moment où la confiance se rompt : 
« 12. Selon l'article 2926 C.c.Q., la première manifestation du préjudice établit le point de départ de la prescription. Pour qu'il y ait une première manifestation d'un préjudice, encore faut-il que la victime soit consciente qu'elle en a subi un. Or, la preuve révèle que la demanderesse a été induite en erreur par les propos rassurants du Dr Pehr qui ne s'est même pas rendu compte que sa patiente demeurerait avec des séquelles permanentes et ce, même après que le Dr Stéphane l'en eût informée. Au cours des nombreuses consultations qui ont suivi le traitement de dermabrasion, le Dr Pehr s'est appliqué à sécuriser la demanderesse en affirmant à plusieurs reprises que les marques qu'elle voyait sur son visage n'étaient que la manifestation d'un processus de guérison normal.   
13. Même si le Dr Pehr note lui-même, dès le 4 juillet 1996, une texture irrégulière (textural irregularity) au niveau des joues, il continue de rassurer la demanderesse et de se rassurer lui-même en consultant le Dr Swift, un plasticien réputé qui, après avoir entendu ses explications, lui indique que la situation est normale (in the normal limits).  
14. Voyant cependant que l'état de sa patiente ne s'améliore pas, le Dr Pehr la réfère au Dr Roy Stéphane. Le diagnostic tombe comme un couperet. Les cicatrices et la décoloration de la peau sont des séquelles permanentes. Il n'y a rien à faire.  
15. C'est à compter de ce moment, soit le 15 octobre 1997, que la demanderesse perd ses illusions et constate que les cicatrices qui marquent son visage n'ont rien à voir avec un processus de guérison normal. Avant cette date, croyant que la guérison est au bout du tunnel, la demanderesse ne peut savoir qu'elle a subi un préjudice.  
16. Contrairement à ce que prétend le défendeur, la demanderesse ne confond pas la notion de préjudice temporaire avec celle de préjudice permanent. Avant le 15 octobre 1997, la demanderesse ne sait pas qu'elle a subi un préjudice. Elle est donc dans l'impossibilité d'agir et elle remplit les trois conditions établies dans l'arrêt Oznaga : 1) elle ignore l'existence du dommage; 2) cette ignorance est causée par la faute du défendeur qui, avec ses propos rassurants, l'induit en erreur; 3) elle fait preuve de vigilance, compte tenu de son jeune âge (18 ans) et de la confiance qu'elle a nécessairement envers un médecin qui se veut présent et rassurant.»  
[61]        Les conditions de ces deux arrêts appliquées à la présente affaire conduisent le Tribunal à repousser le début de la prescription à l’automne 2011. D’abord, Messieurs Latouche reçoivent l’avis de cotisation après la faillite de Couverture et, comme si tout était normal, le défendeur Lavoie leur représente que le tout se règlera à rabais dans le cadre d’une proposition concordataire et qu’ils peuvent continuer leur travail de couvreur sous la houlette de Toiture. Régler chacun pour 40 000$ (ou 80 000$ à deux) équivaut à payer 77 359$ - c’est du pareil au même. Leur ignorance la plus complète des règles fiscales et de comptabilité est comblée par les propos on ne peut plus rassurants du défendeur Lavoie. Ils ignorent aussi la faute du défendeur Lavoie de ne pas avoir mis dans le cadre décisionnel face au jugement de Monsieur le juge Duchesne le fait que les cotisations leurs seraient transférées. Finalement, les demandeurs Latouche ont été vigilants dans la mesure de leurs connaissances qui est somme toute presque nulle, ceci dit avec beaucoup d’égards; ils ont rencontré le défendeur Lavoie à tous les moments-charnières de cette saga. Et sans faille, ils ont été rassurés.
Référence : [2017] ABD 270

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