mardi 30 mai 2017

Retour sur les limites à la liberté d'expression des avocats

par Karim Renno
Renno Vathilakis Inc.

Mon billet de ce matin a suscité des réactions intéressantes de la part de personnes que je respecte beaucoup. Ces réactions m'amènent à revenir sur le sujet cet après-midi pour clarifier ma pensée sur certains points et pour répondre à certaines préoccupations.


Commençons par la critique de mon billet la plus valide (du moins selon moi): il n'est certainement pas souhaitable que les juges soient soumis au même niveau de critique que les politiciens. Je suis tout à fait d'accord avec cet énoncé et le but de mon propos n'était pas de suggérer le contraire.

Je voulais simplement illustrer à quel point ces deux professions essentielles à notre société sont traitées différemment à ce niveau. Pour être clair sur la question, je ne suis pas d'opinion qu'il ne devrait y avoir aucune limite à la liberté d'expression des avocats en ce qui a trait au système de justice, mais plutôt que ces limites sont présentement trop importantes.

Voici le texte des articles 111 et 129 du Code de déontologie des avocats:
111. L’avocat sert la justice et soutient l’autorité des tribunaux. Il ne peut agir de manière à porter préjudice à l’administration de la justice.

Il favorise le maintien du lien de confiance entre le public et l’administration de la justice.

129. L’avocat contribue à préserver l’honneur, la dignité et la réputation de sa profession et à maintenir le lien de confiance du public envers celle-ci.
À la lecture de ces articles, savez-vous quelles sont les critiques acceptables et celles qui dépassent les limites? Moi non plus.

La formulation de ces deux dispositions est tellement générale que je ne peux pas imaginer la critique d'un juge ou du système de justice qui - de manière claire - "favorise le maintien du lien de confiance entre le public et l'administration de la justice".

C'est la définition même du "chilling effect" dont on parle toujours en matière de liberté d'expression. La seule façon pour un avocat d'avoir la certitude que sa critique ne dépasse pas la limite est de ne rien dire.

Deuxième problème avec mon billet de ce matin: mes commentaires étaient trop centrés sur la critique des juges, alors que mon propos se voulait plus large. En effet, les articles 111 et 129 ne limitent pas seulement la critique des juges, mais du système judiciaire. L'administration de la justice, c'est beaucoup plus que la magistrature, c'est l'appareil judiciaire au complet.

Ainsi, si un avocat veut critiquer notre système de justice, il s'expose encore une fois à des sanctions disciplinaires.

Comment réconcilier ces réalités avec la première phrase de l'opinion de la juge Savard dans l'affaire Drolet-Savoie:
La liberté d’expression participe de l’essence même d’une société démocratique où « la diversité des idées et des opinions » doit être présente, favorisée et protégée.
Bien sûr, la juge Savard enchaîne (avec raison) en soulignant qu'aucune liberté n'est absolue, mais cela ne diminue pas l'importance de la liberté d'expression. J'ajoute que - selon moi - la protection de la liberté d'expression est encore plus importante pour les personnes qui sont les mieux placées pour critiquer.

Permettez-moi un nouvel exemple hypothétique.

Le gouvernement fédéral nomme demain matin un nouveau juge à la Cour suprême du Canada. Comment accepter que les membres du Barreau du Québec n'ont pas le droit de critiquer cette nomination?  Le sujet n'est-il  pas trop important pour exclure la critique? Pour être clair, mon Code de déontologie me permet de commenter pour applaudir la nomination et émettre l'opinion que la personne choisie a d'excellentes qualités de juriste, mais pas le contraire. Il y a quelque chose qui cloche sérieusement dans cette réalité.

La protection de l'administration de la justice et de la magistrature en particulier sont des objectifs très importants, personne ne prétend le contraire. C'est pourquoi j'appuie sans réserve les mesures qui garantissent l'indépendance des juges (j'ai déjà rédigé en très grande partie un mémoire supportant une augmentation salariale pour la magistrature et je le re-ferais demain matin si on me le demandait), mais cela ne rime pas selon moi avec l'abrogation quasi-totale de la liberté d'expression des avocats.

Soit dit en passant, mon billet critique les dispositions du Code de déontologie, pas la magistrature ou l'appareil de l'administration de la justice.

Je termine en partageant avec vous une anecdote.

Il y a quelques semaines, j'ai eu l'occasion de m'entretenir avec deux juges que j'admire grandement (je les admirais comme avocat avant leur nomination et je les admire comme juge aujourd'hui) à propos de tout et de rien. Ils me taquinaient pour la faible fréquence de publication sur À bon droit ces derniers temps (critique bien méritée). Un de ceux-ci me dit alors que mon blogue est utile pour lui parce que les juges reçoivent rarement une critique désintéressée de leur travail. Bien sûr, leurs jugements sont parfois portés en appel, mais une partie appelante qui critique un jugement ou un juge n'est pas désintéressée. Ses paroles m'ont beaucoup fait réfléchir.

Au moins une ou deux fois par année, je rédige un billet sur une décision récente que je finis par ne pas publier de crainte de contrevenir à mes obligations déontologiques. Je vous laisse décider s'il s'agit d'une bonne ou d'une mauvaise chose.

Pour ma part, je vous laisse sur les mots d'Alfred de Musset:

La critique juste donne de l'élan et de l'ardeur. La critique injuste n'est jamais à craindre.

Référence : [2017] ABD 214

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