vendredi 21 avril 2017

Les enseignements récents de la Cour d'appel en matière de la responsabilité extracontractuelle potentielle découlant d'une inexécution contractuelle

par Karim Renno
Renno Vathilakis Inc.

Nous avons déjà discuté du fait qu'une faute contractuelle peut équivaloir à une faute extracontractuelle à l'égard d'une tierce partie au contrat. Ce pourra bien sûr être le cas lorsque le contrat procure un avantage à la tierce partie. Par ailleurs, comme le souligne la Cour d'appel dans l'affaire 3952851 Canada inc. c. Groupe Montoni (1995) division construction inc. (2017 QCCA 620), il est possible que le manquement contractuel constitue une faute extracontractuelle envers une tierce partie même si le contrat ne lui procure pas directement un avantage.


Dans cette affaire, les Appelants se pourvoient contre un jugement de première instance qui a accueilli les requêtes en irrecevabilité des Intimées et rejeté le recours. Ce jugement concluait essentiellement que le rejet était justifié en raison de l'absence de lien contractuel entre les parties, et l'absence conséquente de lien de droit. 

Au nom d'une formation unanime, l'Honorable juge Geneviève Marcotte en vient à la conclusion que la juge de première instance a prématurément mis fin au litige.

En effet, la juge Marcotte souligne d'abord qu'un même geste fautif peut être source de responsabilité contractuelle et extracontractuelle envers des personnes différentes:
[37]        Cela dit, bien que la source de l’obligation envers le tiers soit distincte, une même faute contractuelle peut donner ouverture à la fois à la responsabilité contractuelle et extracontractuelle. L’obligation envers le tiers doit être indépendante de l’obligation contractuelle, mais la faute n’a pas à être entièrement distincte. C’est ainsi qu’une même violation contractuelle pourra générer un préjudice distinct qui sera contractuel pour les parties au contrat et extracontractuelle pour les tiers. Comme le soulignent les auteurs Baudouin, Jobin et Vézina, il est d’ailleurs impossible de faire totalement abstraction du contrat dans ce type de recours :  
Dans l'affaire Dominion Electric Protection, après avoir reconnu qu'en principe l'existence d'un contrat n'empêche pas la responsabilité d'un contractant envers un tiers, la Cour a insisté sur le fait que la faute reprochée à la défenderesse dans cette affaire n'était pas liée à un devoir que la loi impose à tout citoyen, mais qu'elle découlait d'un devoir imposé à elle exclusivement par son contrat ; par conséquent, à défaut d'avoir violé une obligation autonome et indépendante du contrat, la défenderesse ne pouvait être tenue responsable extracontractuellement. […]  
Cette approche, qui exclut toute considération du contrat, n'est pas vraiment satisfaisante. En effet, comme l'a souligné un auteur, si le tiers subit un préjudice, c'est parce que le contractant a mal exécuté son contrat, c'est donc parce que, en premier lieu, le contrat existe ; si bien que leurs rapports juridiques ne peuvent pas être appréciés en faisant totalement abstraction du contrat.  
Une vingtaine d'années plus tard, la Cour suprême acceptait d'entendre une autre affaire sur la même question : c'est l'arrêt Bail. Cette fois, discrètement, la Cour adoptait une position plus libérale. Certes, la notion très générale de faute demeure la même, c'est-à-dire un comportement répréhensible dont il est prévisible qu'il causera un dommage à un tiers dans les circonstances. Mais les facteurs précis qui doivent être considérés pour engendrer la faute incluent désormais l'existence même d'une relation contractuelle, celle d'une obligation qui en découle, et le manquement à cette obligation. […]
La juge Marcotte ajoute ensuite - avec raison selon moi - que ce n'est pas nécessairement parce que le contrat n'a pas pour but de procurer un avantage à un tiers que ce dernier n'a pas de recours extracontractuel en cas d'inexécution contractuelle :
[42]        Il incombe alors à celui qui poursuit de démontrer que l’inexécution contractuelle, ou la conduite du contractant, lorsque le manquement contractuel n’est pas allégué, constitue une faute spécifique à son égard, soit un manquement au devoir général de l'article 1457 C.c.Q
[43]        Lorsque le contrat procure un avantage au tiers, il sera aisé pour lui de faire la preuve de ce manquement. Cela dit, comme le soulignent les auteurs Baudouin, Jobin et Vézina, « il n'est pas exclu, en principe, qu'une faute du contractant existe à l'endroit d'un tiers même quand le contrat n'a pas pour but de procurer un avantage à des tiers, mais simplement un bénéfice au cocontractant; tout dépendra des circonstances ».  
[44]        C’est d’ailleurs ce qu’a reconnu notre Cour dans l’affaire Reliance Construction of Canada Ltd. c. Commerce and Industry Insurance Co..  Dans ce cas, la Cour a conclu à la responsabilité d’un entrepreneur et d’une firme d’architectes à l’égard de dommages causés au locataire de leur cocontractant à la suite d’une infiltration d’eau dans son immeuble. Voici comment s’exprimait le juge Forget :  
[56]           Étant une tierce partie, Commerce (aux droits de la locataire Rosilco) […] doit démontrer que le fondement de son action repose sur une obligation légale autonome et indépendante du contrat. Tel est le cas en l'espèce puisque Commerce fonde son droit sur une faute légale dont le contrat n'a été que l'occasion. Commerce reproche principalement aux appelants de n'avoir pas agi avec la diligence et la prudence requises dans les circonstances en permettant à son assurée d'emménager dans ses nouveaux locaux alors que les travaux sur la toiture n'avaient pas été exécutés dans le respect de toutes les règles de l'art et du métier.  
[Je souligne] 
[45]        Le juge Forget précisait aussi que le contrat de construction et les obligations qui en découlent s'assimilent à des faits juridiques susceptibles d'entraîner la responsabilité civile extracontractuelle des contractants :  
[58]         Cependant, pour être générateurs de responsabilité, encore faut-il que ces faits juridiques rencontrent les critères de base du régime de responsabilité civile. Pour réussir dans ses démarches judiciaires, Commerce devait démontrer, selon la prépondérance de la preuve, que la cause des infiltrations d'eau et les dommages qui en résultent sont attribuables à la négligence des appelants.  
[59]         Tous les intervenants sur le chantier de construction étaient bien conscients de la présence de Rosilco, laquelle participait d'ailleurs aux «réunions de chantier». Ils savaient que Rosilco occuperait les lieux à titre de locataire et connaissaient la nature de ses activités industrielles. Ce sont d'ailleurs les architectes et l'entrepreneur général qui l'ont spécifiquement autorisée à emménager dans les lieux. 
[60]       Dans de telles circonstances, les intervenants sur le chantier savaient ou auraient dû savoir que le défaut de livrer un bâtiment muni d'une toiture parfaitement étanche était susceptible de causer des dommages à la locataire. 
[46]        Les auteurs Lluelles et Moore signalent qu’il est nécessaire que le préjudice allégué par le tiers soit relié de manière directe à la violation contractuelle en cause, puisque seul le préjudice direct donne droit à réparation. La question de l’exigence du caractère direct du préjudice a d’ailleurs été évoquée dans l’affaire Houle précitée comme suit :  
[…] En effet, même si l'on conclut à l'existence d'une faute, c'est à la compagnie que le dommage est causé et c'est à elle d'en réclamer réparation. En l'espèce, cependant, il y a eu davantage qu'un simple dommage causé à la compagnie étant donné que les intimés étaient, à la connaissance de la banque, en train de négocier la vente de leurs actions et qu'ils avaient donc un intérêt financier direct et personnel en jeu et la banque savait cela. […]  
Martel, loc. cit., partage le même point de vue, aux pp. 221 et 222. Vu les faits de l'espèce, le tort résultant de la vente imminente des actions que les intimés détenaient dans la compagnie a résulté en un dommage direct aux actionnaires, en plus ou au-delà et indépendamment de tout dommage qu'a pu subir la compagnie elle-même en raison des liens contractuels qui l'unissaient à la banque.  
[47]        Cela étant, la jurisprudence reconnaît qu’en matière de responsabilité extracontractuelle, la détermination du caractère direct ou indirect du dommage relève du juge du fond. D’ailleurs, dans Bruneau c. Gespro technologies inc., le juge Jean Bouchard, alors à la Cour supérieure, rejetait le premier moyen d’irrecevabilité fondé sur le caractère indirect des dommages réclamés en ces termes  
[12] Le fondement du recours entrepris par les demandeurs est de nature extracontractuelle. Pour réussir dans leurs actions, ces derniers devront prouver une faute, un dommage et un lien de causalité entre cette faute et le dommage. Comme le Tribunal saisi d’une requête en vertu de l’article 165 (4) doit tenir les faits pour avérés, il usurperait sans contredit le rôle du juge chargé d’entendre l’affaire à son mérite s’il devait, dès ce stade-ci, déterminer si les dommages allégués par les demandeurs sont indirects.  
[Je souligne] 
[48]        Il écartait également le second moyen de rejet fondé sur l’absence de qualité des demandeurs à titre d’actionnaires en référant à l’arrêt Houle précité : 
[15]     La question du défaut de qualité des demandeurs pose un problème plus délicat. Il découle en effet de la volumineuse jurisprudence citée par le procureur des défendeurs que les tribunaux se montrent extrêmement réticents à accueillir l’action intentée par un actionnaire lorsque c’est la compagnie qui subit le dommage.  
[16]  La Cour suprême du Canada, dans l’arrêt Houle c. Banque Canadienne Nationale, 1990 CanLII 58 (CSC), [1990] 3 R.C.S. 122, a cependant ouvert une porte lorsque le recours de l’actionnaire trouve assise sur le terrain extracontractuel.  
[…]  
[19]  Il découle de cette décision de la Cour suprême que la perte de valeur des actions d’une compagnie peut être considérée comme un dommage qui est propre à l’actionnaire si ce dernier parvient  à démontrer, compte tenu des circonstances, que le tiers fautif avait l’obligation légale distincte d’agir raisonnablement à son endroit.  
[20]  En l’espèce, le Tribunal ne peut écarter la possibilité que  les faits allégués dans les déclarations des demandeurs, bien que différents de ceux présents dans l’arrêt Houle, amènent le juge chargé d’entendre l’affaire à son mérite à examiner si les défendeurs, en raison des relations particulières qu’ils avaient avec les demandeurs et des transactions commerciales alléguées, devaient agir raisonnablement envers eux et ce, indépendamment des obligations contractuelles des défendeurs envers 9008 et SIT.  
[Je souligne] 
[49]        Dans l’affaire Acadia Subaru c. Michaud, notre Cour rappelait aussi que la détermination de l’existence de causalité entre le préjudice subi et les fautes alléguées doit avoir lieu lors du procès. Dans ce cas, la Cour jugeait qu’une allusion à la causalité dans la requête (jumelée à des allégations de préjudice et de faute) suffisait à conclure que la poursuite n’était pas mal fondée en droit.
Voilà une décision très intéressante en la matière. Parions qu'elle sera souvent citée.

Référence : [2017] ABD 159

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