vendredi 23 septembre 2016

Une partie peut toujours retirer une procédure interlocutoire dans la mesure où elle n'a pas fait naître des droits en faveur d'autrui

par Karim Renno
Renno Vathilakis Inc.

L'article 206 du Code de procédure civile prévoit que les parties peuvent - avant le jugement - retirer un acte de procédure dans la mesure où cela ne retarde pas le déroulement de l’instance ou n’est pas contraire aux intérêts de la justice. Comme le souligne l'Honorable juge Dominique Goulet dans l'affaire Canada (Procureur général) (Ministre des Travaux publics et Services gouvernementaux Canada) c. 555 Holdings Inc./Gestion 555 Carrière inc. (2016 QCCS 4511), pratiquement parlant cela veut dire que le retrait d'une procédure sera permis à moins que cette procédure a fait naître des droits en faveur d'autrui.


La trame de fonds du litige est la suivante:

En septembre 1991, le Demandeur signe un bail commercial d’une durée de 25 ans avec les propriétaires d'un immeuble. Ce bail est assorti d’une option d’achat suivant laquelle au terme de celui-ci, le Demandeur peut se porter acquéreur de l’immeuble pour une contrepartie qu’il évalue à 15 000 000$.

Or, avant l'expiration du bail en question, l'immeuble fait l'objet d'une reprise en paiement de la part d'un créancier hypothécaire et d'une vente subséquente. Les Défenderesses prennent la position que la reprise en paiement a éteint l'option d'achat du Demandeur.

Ce dernier dépose donc une requête en jugement déclaratoire pour confirmer la validité de son option.

Dans le cadre de ce débat - puisqu'il a jusqu'à récemment 2000 employés qui occupent l'immeuble - le Demandeur présente une requête en injonction interlocutoire pour obtenir le maintien dans les lieux. Depuis le dépôt de cette demande, l'immeuble a fait l'objet d'un incendie important, lequel a nécessité la relocalisation des employés du Demandeur. Sa demande interlocutoire n'ayant plus d'objet, le Demandeur désire la retirer, ce à quoi les Défenderesses s'opposent.

Le juge Goulet analyse la question et en vient à la conclusion que le Demandeur peut retirer sa demande en vertu de l'article 206 puisque le dépôt n'a pas fait naître de droits en faveur d'autrui et que le retrait n'est donc pas contraire aux intérêts de la justice:
[30]        L’article 206 énonce ce qui suit : 
«Les parties peuvent avant le jugement, retirer un acte de procédure ou le modifier sans qu’il soit nécessaire d’obtenir une autorisation du tribunal. Elles peuvent le faire si cela ne retarde pas le déroulement de l’instance ou n’est pas contraire aux intérêts de la justice; cependant, s’agissant d’une modification, il ne doit pas en résulter une demande entièrement nouvelle sans rapport avec la demande initiale.  
La modification peut notamment viser à remplacer, rectifier ou compléter les énonciations ou les conclusions d’un acte, à invoquer des faits nouveaux ou à faire valoir un droit échu depuis la notification de la demande en justice.» 
[31]        La règle semble claire suivant cet article les parties peuvent avant jugement retirer un acte de procédure. Il s’agit d’un acte unilatéral qui peut être fait avant la décision du Tribunal sur la procédure concernée. 
[32]        Toutefois ce droit au retrait n’est pas absolu. 
[33]        La lecture de l’article 206 C.p.c. met en relief deux conditions à savoir, le désistement ne doit pas avoir pour effet de retarder le déroulement de l’instance ou ne doit pas être contraire aux intérêts de la justice. 
[34]        C’est ainsi que la jurisprudence ne reconnaît pas le droit de retrait d’un acte de procédure lorsqu’une partie a acquis des droits du fait de ladite procédure. 
[35]        L’arrêt de principe maintes fois cité dans la jurisprudence a été rendu par la Cour d’appel dans l’affaire L’Espérence c. Atkins
[36]        En cette affaire, une partie désirait se désister de son inscription pour enquête et audition. 
[37]        Bien que le contexte soit différent, il est intéressant de citer les propos du juge Pratte: 
«Le mot «désistement» exprime l’idée de renonciation, soit à un droit quelconque, soit à une instance, soit à un acte de procédure. Mais comme on ne peut renoncer qu’à ses propres droits, il ne doit pas être permis de se désister d’un acte de procédure qui fait naître des droits en faveur d’autrui : le désistement ne peut être fait au préjudice des droits des tiers (…)» 
[38]         Dans Graham Albulet c. Albulet, la Cour d’appel sous la plume du juge Bernier réitère qu’un désistement ne saurait être accepté s’il fait perdre à l’autre partie un droit. 
[39]        Voici ce qu’elle écrit : 
«Le désistement est une renonciation à un droit, à un avantage, ce qui présuppose que ce droit, cet avantage, est propre à celui qui prétend y renoncer, car on ne peut par son acte unilatéral renoncer pour autrui et faire perdre à celui-ci un droit ou un avantage qu’il possède.»  
[40]        Ce principe fût réaffirmé par la Cour d’appel à l’occasion d’un litige matrimonial dans l’affaire Droit de la Famille 713 alors qu’elle écrit «je conclu que le désistement de l’Appelante peut être accepté parce qu’il existait une situation juridique en vertu de laquelle les droits de l’autre partie étaient suffisamment constitués et que le désistement ferait perdre certains droits acquis (…)» 
[41]        Ces énoncés de principe sont encore aujourd’hui ceux applicables. 
[...]  
[61]        Une parties peut se retirer d’une procédure sauf si elle fait naître des droits en faveur d’autrui. Ce n’est pas le cas en l’espèce. 
[62]        Le refus du retrait est l’exception au principe, faut-il le rappeler ? 
[63]        Voici d’ailleurs, ce qu’écrivait le juge Clément Gascon en 2008 alors à la Cour supérieure. 
«Avec égards, quoi qu’on puisse penser du désistement déposé et des motivations qui l’ont précité à la toute dernière minute, il n’en reste pas moins qu’il s’agit d’un acte unilatéral qui peut être fait en tout temps avant jugement, même pendant le délibéré. L’article 262 C.p.c. l’exprime clairement et les tribunaux l’ont déjà souligné.  
Exceptionnellement, un tribunal peut parfois intervenir et ignorer un désistement là où il cause préjudice à la partie adverse ou à un tiers. (Le souligné est du soussigné). 
[64]        En conclusion, le Tribunal autorise le retrait de la demande en injonction interlocutoire.
Référence : [2016] ABD 381

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