jeudi 27 février 2014

Les circonstances dans lesquelles l'on peut ordonner le rachat d'action en vertu de la Loi sur les compagnies

par Karim Renno
Irving Mitchell Kalichman s.e.n.c.r.l.

La décision rendue en ce jour par la Cour d'appel dans Côté c. Côté (2014 QCCA 388) est si intéressante que nous lui consacrerons un deuxième billet demain matin. Cet après-midi, nous intéressent particulièrement les enseignements de la Cour sur les circonstances où un recours en oppression intenté à l'égard d'une compagnie régie par la Loi sur les compagnies peut donner lieu à une ordonnance de rachat d'actions. En effet, cette loi, contrairement aux Loi sur les sociétés par actions québécoise et fédérale, la LCQ ne prévoyait pas la possibilité d'ordonner le rachat d'action dans le cadre d'un recours en oppression, lequel devait donc se fonder sur l'article 33 C.p.c.



Dans cette affaire, l'Appelant, d'avis qu'il a été injustement évincé de ses actions dans la personne morale Mise en cause, intente un recours en oppression contre l'Intimé dans lequel il demande le rachat de ses actions. Le juge de première instance rejette ce recours au motif que l'Appelant n'a pas établi sa qualité d'actionnaire par une prépondérance de preuve.
Bien qu'il s'agisse d'une question factuelle, la Cour (dans un jugement unanime rendu par les Honorables juges Duval Hesler, Dalphond et Gascon) en vient à la conclusion que le juge de première instance a commis une erreur manifeste et déterminante sur la question et que le juge de première instance se devait de reconnaître la qualité d'actionnaire de l'Appelant. Elle se penche ensuite sur la question du remède approprié.
C'est alors que la Cour se penche sur la question de savoir si l'article 33 C.p.c. permet une ordonnance de rachat d'actions forcés. La Cour indique que l'article 33 ne donne pas la même latitude aux tribunaux québécois que le vrai recours en oppression, mais qu'il permet quand même une ordonnance de rachat lorsque les deux parties y sont ouvertes et que la seule question en litige est celle de la valeur des actions:
[76]        Si tout cela n’a aujourd’hui qu’un intérêt historique compte tenu de l’entrée en vigueur de la LQSA, il faut rappeler que la doctrine et la jurisprudence ont toujours convenu que la LCQ ne prévoit pas de recours en oppression qui offre aux actionnaires une protection générale en cas d’injustice ou d’abus, contrairement par exemple à la Loi canadienne sur les sociétés par actions (et maintenant, la nouvelle LQSA). 
[77]        Ces mêmes doctrine et jurisprudence ont par contre reconnu que l’art. 33 C.p.c., par le biais du pouvoir de surveillance et de réforme que possède la Cour supérieure, offre une certaine protection à l’actionnaire abusé d’une société régie par la LCQ. Le jugement de la Cour supérieure dans l’affaire Desjardins c. Desjardins rendu en 2008 résume ainsi l’état du droit sur le sujet : 
[168]       La réalité est connue.  La LCQ ne prévoit pas de recours en oppression qui offre aux actionnaires une protection générale en cas d'injustice ou d'abus.  
[169]       En cela, la LCQ se démarque de la plupart des autres lois fédérale et provinciales sur les compagnies.  Les droits, pouvoirs et protections qu'elle accorde aux actionnaires restent, somme toute, minimes.  
[170]       Ce constat ne signifie toutefois pas pour autant que rien n'existe à ce chapitre dans une compagnie régie par la LCQ.  
[171]       Par exemple, pour un actionnaire lésé d’une telle compagnie, le recours en liquidation judiciaire demeure ouvert.  Il peut s'avérer une arme redoutable dans la mesure où il est juste et équitable de l'ordonner.  Cependant, ce moyen se situe souvent fort loin des objectifs pratiques recherchés par l'actionnaire opprimé.  
[172]       L'article 33 C.p.c. offre aussi une certaine protection par le biais du pouvoir de surveillance et de réforme qu'il confère à la Cour supérieure.  Cet article vise entre autres les personnes morales de droit privé au Québec.    
[173]       Par contre, compte tenu de la règle de la majorité consacrée par le célèbre arrêt britannique Foss c. Harbottle, les tribunaux québécois refusent généralement d'intervenir dans les affaires internes d'une compagnie provinciale, sauf en cas de circonstances exceptionnelles, de fraude manifeste ou pour contrôler la légalité (ultra vires) des gestes.  
[174]       Dans au moins trois arrêts, la Cour d'appel suggère cependant de tempérer cette retenue judiciaire traditionnelle en prenant appui sur les dispositions du Code civil, sur les notions d'abus de droit et d'exercice excessif ou déraisonnable d'un droit et sur le principe de bonne foi sous-jacent à l'exercice des droits civils.   
[…]  
[178]       Selon ces enseignements de la Cour d'appel, même en regard d'une compagnie régie par la LCQ, le Tribunal serait justifié d'intervenir s'il constate qu'il y a eu violation d'un droit, abus d'un droit, ou conduite d'administrateurs qui font prévaloir leurs intérêts personnels ou qui adoptent des mesures discriminatoires envers des minoritaires.  
[179]       Autrement dit, une intervention pourrait se justifier s’il y a preuve d'un comportement fautif qui fait abstraction des devoirs de l’un et des droits de l’autre.  Bref, la retenue judiciaire traditionnelle en la matière ne devrait pas tendre à de l'aveuglement devant une faute qui affecte les droits des actionnaires.  
[…]  
[185]        Aussi, dans la mesure où il y a, par exemple, preuve d’une conduite qui fait fi des devoirs que la loi impose à un administrateur, d’une violation d'un droit, d'un abus de droit ou d’un manquement aux exigences de la bonne foi, bref devant une démonstration d'un comportement fautif au sens où l'entend le droit civil, il peut y avoir matière à intervention aux termes de l'article 33 C.p.c. face à une compagnie régie par la LCQ si cette faute affecte les droits d’un actionnaire et lui cause préjudice.  
[186]       Toutefois, on ne peut ignorer pour autant que la Cour d'appel demeure prudente dans ses propos sur le sujet.  Le constat d’une faute n'implique pas nécessairement que les pouvoirs de redressement du Tribunal sont illimités ou encore qu'ils sont équivalents à ce que d’autres législations comme la loi fédérale prescrivent.  
[187]       Sur ce point, la doctrine reconnue souligne ceci avec beaucoup de justesse :  
31-23   On peut se demander toutefois si l'article 33, appliqué plus libéralement, confère à la Cour supérieure une aussi grande latitude que l'article 241 de la Loi fédérale et son éventail révolutionnaire d'ordonnances.  Annuler ou interdire des actes, accorder des dommages-intérêts ou nommer un séquestre s'inscrit dans les pouvoirs habituels de la Cour, mais peut-on en dire autant de destituer ou de nommer des administrateurs, nommer un séquestre-gérant, modifier des règlements ou un contrat, ou ordonner l'achat forcé d'actions?                                                                                                    
[78]        Ces propos s’inscrivent dans le sens des commentaires faits par la Cour avant 2008 dans les arrêts Martineau, Provencher & Associés ltée c. Grace et 9022-8818 Québec inc. (Magil Construction inc.) (Syndic de). L’auteur Paul Martel tient des propos similaires sur la teneur du recours qui peut exister aux termes de l’art. 33 C.p.c. pour une société régie par la LCQ
[79]        En l’espèce, l’appelant a raison d’affirmer que ses droits comme actionnaire majoritaire de la société ont été bafoués par le comportement de l’intimé qui l’a éconduit en faisant fi de son statut. Ce comportement fautif justifie l’intervention d’un tribunal aux termes de l’art. 33 C.p.c. : les droits de l’appelant comme actionnaire sont directement affectés et il en subit un préjudice certain. Reste à savoir si la sanction recherchée, soit le rachat de ses actions par son père, se justifie ici.  
[80]        À ce chapitre, force est de constater que les situations où un rachat forcé d’actions d’une société régie par la LCQ a été ordonné sont rares en jurisprudence. L’affaire Desjardins est le premier jugement où une telle ordonnance a été rendue sur le fond d’un recours en oppression relatif à une telle société. On y lit ceci sur ce sujet : 
[317]       D’entrée de jeu, le Tribunal note que le pouvoir de forcer un rachat d’actions n’est prévu ni à la LCQ, ni au Code civil.  De même, pour une compagnie régie par la LCQ, le Tribunal ne croit pas que le pouvoir d'imposer un rachat forcé de ses actions à un actionnaire qui ne le veut pas fasse partie des pouvoirs inhérents de la Cour supérieure  
[…]  
[320]       Aussi, en l'absence de dispositions législatives permettant au Tribunal d'ordonner un rachat forcé d'actions comme la loi fédérale l'autorise à l'article 241(3) f) LSA, la prudence est de mise.  Quitte à le redire, aucun précédent n’existe sur le sujet pour une compagnie régie par la LCQ.   
[…]  
[334]       Ce faisant, le Tribunal ne se prononce pas sur le pouvoir de la Cour supérieure de forcer, dans une compagnie régie par la LCQ, un actionnaire qui ne le demande pas à vendre ses actions à un prix qu'il estime par ailleurs inacceptable. 
[81]        Dans Desjardins, le tribunal conclut qu’il a le pouvoir d’ordonner le paiement d’une somme d’argent à titre de sanction et qu’il peut forcer le groupe d’actionnaires minoritaires à verser à l’actionnaire majoritaire le prix que ce dernier juge acceptable et que les premiers sont prêts à lui verser. Bref, le rachat forcé des actions est une réparation possible là où le vendeur est prêt à vendre ses actions et les acheteurs, disposés à les acquérir. Dans cette affaire, le seul litige à trancher se limitait au prix. 
[82]        Trois autres jugements de la Cour supérieure ont par la suite conclu dans le même sens, soit d’ordonner un rachat d’actions sur le fond du recours, chaque fois dans des situations où les parties étaient respectivement disposées à vendre ou acheter. Dans un cas (St-Onge), des divergences subsistaient sur le prix ou l’identité de l’acheteur. 
[83]        Dans le présent dossier, l’appelant est disposé à vendre ses actions; les conclusions recherchées dans son recours en font foi. Quant à l’intimé, son comportement indique que son intention est certes d’exproprier son fils et de gérer la société seul depuis juillet 2006. Ses agissements, sans être une intention claire de vouloir racheter son fils, s’inscrivent au moins dans cette optique. L’on se rapproche du « consentement exprès ou implicite au rachat » selon l’expression choisie par l’auteur Martel dans son survol des rares jugements rendus sur ce point. Dans les circonstances, cela suffit pour justifier une ordonnance de rachat des actions de l’appelant par l’intimé. Cette mesure se justifie d’autant plus ici que l’impasse entre les parties est totale, que l’expulsion de l’appelant est complète et que la société est aujourd’hui inactive, ayant atteint ses fins, soit de lotir et vendre les terrains qu’elle possédait.  
[84]        Dans ce contexte particulier, la seule mesure de justice corrective appropriée pour établir un équilibre adéquat entre l’appelant et l’intimé est d’ordonner le rachat des actions du premier par le second, afin de le compenser de la valeur dont il aurait bénéficié n’eût été le comportement de son père. Procéder à la liquidation judiciaire de la société qui aujourd’hui n’opère plus ne ferait qu’entraîner des coûts et délais additionnels inutiles aux parties. Reste cependant à déterminer à quel prix.
Référence : [2014] ABD 84

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