lundi 23 décembre 2013

Pas de solidarité possible pour les dommages punitifs en droit québécois selon la Cour suprême

par Karim Renno
Irving Mitchell Kalichman s.e.n.c.r.l.

La Cour suprême vient de rendre ce matin sa décision dans l'affaire Cinar Corporation c. Robinson ([2013] CSC 73) et je ne doute point qu'une tonne de billets seront écrits à propos de cette décision (et pour cause). J'y reviendrai moi-même plus tard cette semaine pour discuter de certains points d'intérêt. Par ailleurs, cet après-midi, ce qui m'intéresse sont les enseignements très intéressants de la Cour sur la possibilité de condamner des parties à payer des dommages punitifs solidairement.
 

Vous connaissez certainement tous les faits de l'histoire. Les Intimés, d'avis que les Appelants ont violé leur droit d'auteur en copiant (ou en participant à la copie) des personnages et des idées leur appartenant, intentent un recours en dommages alléguant plusieurs fautes civiles, dont des violations de la Loi sur le droit d'auteur.
 
Les Intimés ont gain de cause en première instance et en appel (quoique la Cour d'appel réduit le quantum des dommages accordés) et l'affaire se retrouve devant la Cour suprême.
 
Le juge de première instance, étant d'avis qu'ils avaient agi de manière malhonnête, avait condamné plusieurs Appelants à payer solidairement aux Intimés la somme de 1 000 000$ on dommages punitifs. La Cour d'appel est intervenue à cet égard afin de réduire le montant à 250 000$ et décréter que celui-ci devait être payé conjointement par quatre des Appelants (100 000 $ pour Cinar, et 50 000 $ chacun pour M. Weinberg, Mme Charest et M. Izard).

Une des questions qui se pose donc est celle de savoir s'il est possible de condamner solidairement des parties défenderesses à payer des dommages punitifs. Au nom d'un banc unanime, l'Honorable juge en chef Beverly McLachlin en vient à la conclusion que la condamnation solidaire aux dommages punitifs n'est pas possible en droit québécois, puisque cela serait contraire aux articles 1526 et 1621 C.c.Q. Elle ajoute que la décision préalablement rendue par la Cour suprême dans l'affaire St-Ferdinand - où la Cour avait accepté la possibilité d'une condamnation en dommages punitifs sur une base solidaire - doit être écartée sur la question puisque décidée sous l'égide du Code civil du Bas-Canada:
[121] Premièrement, la solidarité des dommages‑intérêts punitifs ne repose sur aucun fondement législatif, que ce soit dans le Code civil ou dans la Charte. En droit civil québécois, la solidarité des obligations entre les débiteurs est l’exception, et non la règle : D. Lluelles et B. Moore, Droit des obligations (2eéd., 2012), p. 1524. L’article 1525 du CcQ précise que« [l]a solidarité entre les débiteurs ne se présume pas; elle n’existe que lorsqu’elle est expressément stipulée par les parties ou prévue par la loi ». « Pour réclamer le bénéfice de la solidarité, en l’absence de stipulation contractuelle, il faut donc pouvoir invoquer un texte législatif qui l’accorde clairement » : J.‑L. Baudouin et P.‑G. Jobin, Les obligations (7e éd., 2013), par P.‑G. Jobin et N. Vézina, p. 710.  
[122] La jurisprudence de la Cour d’appel du Québec est divisée sur la question de savoir si la solidarité des dommages‑intérêts punitifs attribués en vertu de la Charte s’appuie sur un fondement législatif. Dans Genex Communications inc. c. Association québécoise de l’industrie du disque, du spectacle et de la vidéo, 2009 QCCA 2201, [2009] R.J.Q. 2743, le juge Dalphond a conclu, au nom de la Cour d’appel, que l’art. 1526 CcQ fournit un fondement législatif à la solidarité puisque, selon son raisonnement, les coauteurs d’une atteinte intentionnelle à des droits garantis par la Charte se trouvent essentiellement dans la même situation que les coauteurs d’une faute extracontractuelle qui seraient tenus responsables solidairement en application de l’art. 1526 CcQ.  
[123] Cependant, dans Solomon c. Québec (Procureur général), 2008 QCCA 1832, [2008] R.J.Q. 2127, le juge Pelletier a conclu, au nom de la Cour d’appel, que l’art. 1526 CcQ ne peut servir de fondement à l’attribution en vertu de la Charte de dommages‑intérêts punitifs sur une base solidaire. La Cour d’appel a souligné que la disposition s’applique à « l’obligation de réparer le préjudice » (je souligne). Cette formulation donne à penser que la solidarité entre les coauteurs d’une faute s’applique uniquement aux dommages‑intérêts compensatoires, qui visent à réparer le préjudice. Or, les dommages‑intérêts punitifs, eux, ont pour objectifs non pas la réparation du préjudice, mais la prévention, la dissuasion et la dénonciation. 
[124] Je préfère le raisonnement et le résultat dans Solomon. Le libellé de l’art. 1526 CcQ, qui souligne son application à l’obligation de réparer le préjudice, ne s’étend pas aux dommages‑intérêts punitifs prévus par la Charte. En outre, depuis que les arrêts Solomonet Genex ont été rendus, la Cour a reconnu l’autonomie du régime de dommages‑intérêts punitifs de la Charte par rapport au régime de responsabilité civile extracontractuelle établi dans le CcQ : de Montigny c. Brossard (Succession), 2010 CSC 51, [2010] 3 R.C.S. 64, par. 44, le juge LeBel. À mon avis, l’art. 1526 CcQs’applique à la faute extracontractuelle qui entraîne un préjudice et ne peut servir de fondement à la solidarité des dommages‑intérêts punitifs attribués en vertu de la Charte.  
[125] La deuxième raison pour laquelle je suis arrivée à la conclusion que les dommages‑intérêts punitifs ne peuvent être attribués sur une base solidaire est que cela serait incompatible avec les principes énoncés à l’art. 1621 CcQ, selon lequel : 
[...]  
[126] L’article 1621 du CcQ impose expressément la prise en compte des objectifs des dommages‑intérêts punitifs — la prévention, la dissuasion (particulière et générale) et la dénonciation des actes qui sont particulièrement répréhensibles dans l’opinion de la justice : Richard c. Time Inc., 2012 CSC 8, [2012] 1 R.C.S. 265, par. 155, les juges LeBel et Cromwell. Parmi les facteurs à prendre en compte au moment d’établir le montant des dommages‑intérêts punitifs, mentionnons (1) la gravité de la faute du débiteur, (2) sa situation patrimoniale ou (3) l’étendue de la réparation à laquelle il est déjà tenu envers le créancier, ainsi que (4) le cas échéant, le fait que la prise en charge du paiement réparateur est, en tout ou en partie, assumée par un tiers (p. ex. un assureur) : ibid., par. 199.  
[127] Les objectifs des dommages‑intérêts punitifs et les facteurs pertinents pour les apprécier donnent à penser que ces dommages‑intérêts doivent être adaptés à chaque défendeur condamné à les payer, ce qui milite contre leur attribution sur une base solidaire.  
[128] Comme l’indique clairement l’art. 1621 du CcQ, les dommages‑intérêts punitifs « ne peuvent excéder, en valeur, ce qui est suffisant pour assurer leur fonction préventive ». On détermine si le montant des dommages‑intérêts est suffisant pour assurer la prévention en tenant compte de facteurs qui, de par leur nature même, sont propres à chaque défendeur condamné à verser des dommages‑intérêts punitifs : V. Karim, Les obligations (3e éd., 2009), vol. 2, p. 801‑802. La gravité du comportement des codéfendeurs peut varier d’un défendeur à l’autre (ibid.). De même, la situation patrimoniale des codéfendeurs, l’étendue de la réparation à laquelle ils sont déjà tenus et la prise en charge des paiements par un tiers sont tous des facteurs qui sont propres à chaque défendeur.  
[129] On soutient que condamner les coauteurs d’une atteinte intentionnelle à des droits garantis par la Charte à payer solidairement des dommages‑intérêts punitifs serait favorable à la fonction préventive de ces dommages‑intérêts. « [D]ans certains cas, une telle condamnation ne peut qu’inciter une personne à refuser de s’associer à la commission d’une telle faute civile de peur de devoir répondre de dommages punitifs en lieu et place d’un coauteur » : Genex, par. 135, le juge Dalphond.  
[130] Je conviens que la possibilité d’être condamné à payer solidairement des dommages‑intérêts punitifs peut avoir un effet dissuasif. Cependant, l’octroi de dommages‑intérêts punitifs bien adaptés au défendeur et qui tient compte des facteurs énumérés à l’art. 1621 du CcQ et de toutes les autres circonstances pertinentes aura déjà un effet suffisamment dissuasif. Le fait de rendre solidaires ces dommages‑intérêts punitifs fixés judicieusement ne ferait que créer le risque que leur montant excède ce qui est suffisant pour assurer la prévention. Ce serait le cas si l’un des défendeurs devenait insolvable, ce qui empêcherait les codéfendeurs de recouvrer la part des dommages‑intérêts de ce défendeur et augmenterait en fait le montant des dommages‑intérêts punitifs qu’ils devraient payer : Jobin et Vézina, p. 716. 
[131] J’ajouterai ceci. La Cour a attribué des dommages‑intérêts punitifs sur une base solidaire dans St-Ferdinand, au par. 131. S’exprimant au nom de la Cour, la juge L’Heureux‑Dubé a conclu que « rien [ne] s’oppose à ce que la solidarité joue » dans le contexte des dommages‑intérêts punitifs « comme en matière de dommages d’une autre nature » (par. 131). Cependant, cet arrêt a été rendu en application des dispositions du Code civil du Bas-Canada. À mon avis, les développements législatifs et jurisprudentiels depuis cet arrêt, notamment l’adoption de l’art. 1621 du CcQ, justifient que l’on s’écarte du précédent établi dans cette affaire.
Le texte intégral du jugement est disponible ici: http://bit.ly/1d41XST

Référence neutre: [2013] ABD 510

Autre décision citée dans le présent billet:

1. Québec (Curateur public) c. Syndicat national des employés de l’hôpital St‑Ferdinand, [1996] 3 R.C.S. 211.

Aucun commentaire:

Publier un commentaire

Notre équipe vous encourage fortement à partager avec nous et nos lecteurs vos commentaires et impressions afin d'alimenter les discussions à propos de nos billets. Cependant, afin d'éviter les abus et les dérapages, veuillez noter que tout commentaire devra être approuvé par un modérateur avant d'être publié et que nous conservons l'entière discrétion de ne pas publier tout commentaire jugé inapproprié.