mercredi 7 août 2013

Les critères à rencontrer pour établir la fiabilité d'un enregistrement audio et le déposer en preuve

par Karim Renno
Irving Mitchell Kalichman s.e.n.c.r.l.

Quelles sont les circonstances dans lesquelles l'on peut déposer en preuve un enregistrement audio fait d'une conversation lorsque l'on veut faire la preuve de cette conversation contre une personne qui n'est pas interrogée à l'instance? C'est la question à laquelle devait répondre l'Honorable juge Jacques Babin dans 9163-0442 Québec inc. c. Bellemare (Taverne Chez Jean-Marc) (2013 QCCS 3734).

Dans cette affaire, la Demanderesse intente une action en passation de titre et en dommages contre le Défendeur, alléguant qu'il a fait défaut de respecter une entente pour la vente de son immeuble et son fonds de commerce. Le Défendeur est décédé avant le procès, de sorte que les Défendeurs en reprise d'instance sont ceux qui contestent le recours.
 
Or, l'entente allégué est verbale et les Défendeurs en reprise d'instance s'objectent à la preuve testimoniale de cette entente, celle-ci ayant une valeur de plus de 1500$. En réponse, la Demanderesse invoque l'existence d'un commencement de preuve, sous la forme de l'enregistrement d'une partie d'une conversation au cours de laquelle le Défendeur aurait admis qu'une entente était intervenue.
 
La question que ce pose le juge Babin est celle de savoir si cet enregistrement peut être déposé en preuve (et servir de commencement de preuve) alors que l'on a jamais contre-interrogé le Défendeur à propos de celui-ci. Il souligne que, pour être admissible, l'enregistrement doit être authentique et fiable.
 
Si le premier critère ne pose pas de problème ici, la situation est différente pour le deuxième. En effet, l'enregistrement ne couvre qu'une partie d'une bien plus longue conversation et il est inaudible à certains endroits:
[34] Quant à une déclaration enregistrée, l’article 2874 C.c.Q. indique qu’elle peut être admissible mais à deux conditions, à savoir qu’elle soit authentique, et qu’on puisse s’y fier. 
[35] En ce qui concerne l’authenticité, cela ne crée pas de problème, le procureur des défendeurs l’admet. Mais il en conteste la fiabilité de la déclaration enregistrée. 
[36] Car dit-il, ce n’est qu’une très petite portion de la discussion qui a eu lieu entre les trois intervenants qui a été enregistrée. De plus, à un certain moment donné les propos sont inaudibles, à au moins une quinzaine d’endroits, de sorte que le sténographe officiel qui a retranscrit l’enregistrement n’a même pas été capable de tout reprendre. Et au surcroît, Bellemare se serait fait piéger puisque dès le lendemain, la requête introductive d’instance lui était signifiée. 
[37] Dans son traité sur la preuve, l’auteur Jean-Claude Royer écrit: 
Par ailleurs, le législateur a élargi la notion de preuve en faisant disparaître les termes « par écrit », et il a expressément prévu qu’il peut résulter de la présentation d’un élément matériel. Or, le libellé de l’article 2868 C.c.Q., concernant la recevabilité de l’élément matériel, est semblable à celui de l’article 2867 C.c.Q. De plus, ces deux moyens de preuve ont une valeur probante similaire et peuvent être utilisés pour contredire le témoignage de la partie adverse. Enfin, l’acceptation de la preuve verbale de l’aveu extrajudiciaire, à titre de commencement de preuve, n’enlèverait pas tout effet pratique à l’article 2867 C.c.Q. La preuve d’un tel aveu peut être prohibée par d’autres limitations à la preuve, comme les règles relatives au secret professionnel et au caractère privilégié des communications.  
À notre avis, les tribunaux vont néanmoins continuer de refuser la preuve par témoignage de l’aveu extrajudiciaire verbal d’un acte juridique qui ne peut être établi par témoin, même lorsque cette preuve est offerte dans le but d’obtenir un commencement de preuve. Car, l’acceptation de cette preuve aurait pour conséquence de diminuer trop substantiellement la portée de l’article 2867 C.c.Q. Un plaideur n’aurait qu’à établir un aveu extrajudiciaire verbal comme commencement de preuve. Il pourrait ensuite présenter une preuve par témoignage de l’acte juridique, laquelle deviendrait corroborée par l’aveu extrajudiciaire.  
(soulignement ajouté) 
[38] Concernant la question de la preuve matérielle, l’auteur Royer écrit : 
1392 – Applications – Avant l’entrée en vigueur du Code civil du Québec, la preuve matérielle était reconnue, tant par le Code de procédure civile que par la jurisprudence. Les tribunaux ont même affirmé que l’enregistrement sonore d’une déclaration d’une partie peut constituer un commencement de preuve par écrit. Aussi, l’article 2865 du Code civil du Québec codifie et même favorise une plus grande recevabilité de la preuve testimoniale en disposant qu’un commencement de preuve peut résulter de la présentation d’un élément matériel. Un commencement de preuve peut résulter non seulement d’un enregistrement sonore, mais aussi d’une photographie, d’un film, d’un vidéo ou de toute autre preuve matérielle révélant un fait qui émane de la partie adverse et qui rend vrai semblable un acte juridique. Une preuve matérielle, comme une bande magnétique contenant l’enregistrement d’une déclaration de la partie adverse, peut aussi être utilisée pour contredire le témoignage de la partie adverse et permettre ainsi d’obtenir un commencement de preuve.  
(soulignements ajoutés) 
[39] Il est tout d’abord établi que Bellemare n’a jamais été interrogé hors Cour, peut-être à cause de son décès à peine quelques mois après l’introduction des procédures. Mais quoi qu'il en soit, il n’a jamais donné de témoignage assermenté à la partie adverse, de sorte que celle-ci peut difficilement le contredire par l’enregistrement du 7 septembre 2011. 
[40] Tout ce qui reste c’est cet enregistrement que la demanderesse voudrait utiliser comme aveu extrajudiciaire. Mais de l’avis du soussigné, cette preuve n’est pas recevable car si le critère de l’authenticité ne cause pas de problème, il n’en est pas de même pour celui de la fiabilité. 
[...]
[44] De tout ce qui précède, le tribunal conclut donc que cette réunion a duré à tout le moins un minimum de deux heures et demie, et probablement un peu plus de trois heures. 
[45] Or l’enregistrement de cette rencontre par Boulay ne dure à peine que six minutes dix secondes (6 min. 10 sec.). 
[46] Le soussigné a écouté l’enregistrement au complet durant son délibéré, et comme l’a plaidé le procureur des défendeurs, à plusieurs reprises les propos sont inaudibles, les trois intervenants parlant plus souvent qu’autrement en même temps, peut-être à cause de toute la bière qui a été bue par eux à cette occasion. 
[...]        
[49] De plus, les circonstances dans lesquelles cet enregistrement a été réalisé laissent le tribunal perplexe. 
[50] Tel que déjà indiqué la demanderesse a fait signifier sa requête introductive d’instance dès le lendemain de cette rencontre. À n’en pas douter, les procédures étaient déjà prêtes, et Boulay et Renière allaient chez Bellemare dans le but évident de piéger celui-ci. 
[51] Il ne faut pas être devin pour conclure qu’on se rendait chez Bellemare pour le faire parler et tenter de lui soutirer des aveux, sous pression, après lui avoir fait prendre de l’alcool. Ne perdons pas de vue non plus qu’à la connaissance tant de Boulay que de Renière, Bellemare avait des problèmes de santé récurrents. D’ailleurs, il est mort à peine quelques mois plus tard. 
[52] Dans une décision de la Cour d’appel rendue en 1991, le tribunal impose des conditions à l’admissibilité de tels enregistrements : 
Aussi, la production d'un enregistrement mécanique impose à celui qui la recherche, la preuve d'abord de l'identité des locuteurs, ensuite que le document est parfaitement authentique, intégral, inaltéré et fiable et enfin que les propos sont suffisamment audibles et intelligibles. Les conséquences d'une erreur dans l'appréciation du document subséquemment admis en preuve sont si importantes que le juge doit être «entièrement convaincu», pour reprendre les mots du juge Pinard dans Hercy c. Hercy (déjà cité). Cette conviction n'est certes pas régie par la règle du droit criminel; mais le juge devra ici exercer sa discrétion avec une grande rigueur. (soulignements ajoutés
[53] Le moins que l’on puisse dire c’est que l’enregistrement que veut faire admettre en preuve la demanderesse ne rencontre pas ces critères. 
[54] Le passage qui suit, toujours dans cette décision de la Cour d’appel, est également fort pertinent dans la présente affaire : 
J'ajoute aussi que même si un document contenant une conversation rencontre les critères que j'ai énumérés, il pourra encore être écarté parce que non probant. Sans examiner la question à fond, puisqu'elle ne se pose pas ici, du moins pas encore, je signale qu'il est concevable qu'une partie n'enregistre qu'un ou quelques entretiens portant sur la même négociation ou, les ayant tous enregistrés, n'utilise que celui luiconvenant, détruisant tous les autres. Il pourrait aussi arriver que l'on conçoive l'entretien pour provoquer ce qui pourrait être ensuite interprété comme un aveu. Au surplus, même en excluant ces situations plus exceptionnelles et quelque authentique, complet et fiable que soit l'enregistrement, il n'en demeure pas moins que parce que les propos sont secrètement recueillis, la position de l'opérateur-interlocuteur est nettement avantagée. Il peut même inconsciemment moduler son attitude, ayant à l'esprit qu'il pourra un jour être entendu. Aussi, les questions, les réponses, les affirmations, les négations, les silences pourront-ils être dirigés et contrôlés vers son objectif; car il sait qu'il se constitue une arme, ce que son interlocuteur ignore, dont il décidera seul de l'usage en fonction de ses seuls intérêts. 
(soulignements ajoutés) 
[55] Ici, c’est Boulay qui contrôlait l’enregistrement. Comme il ne dure que six minutes dix secondes pour une rencontre de deux heures et demie à trois heures, on ne peut pas dire qu’il reflète l’intégralité de la discussion. 
[56] Et on ne sait pas à quel moment de cette longue discussion l’enregistrement a été fait. Au début, alors que personne n’avait pas encore pris de bière, ou à la fin, alors que les facultés de Bellemare étaient peut-être affaiblies par l’alcool ?  
[57] De ce qui précède, le tribunal conclut que les critères élaborés par la Cour d’appel pour permettre la production d’un tel enregistrement ne sont pas rencontrés, du moins en ce qui concerne le test de la fiabilité d’un tel enregistrement.
Le texte intégral du jugement est disponible ici: http://bit.ly/15fkXpz

Référence neutre: [2013] ABD 314
 

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