dimanche 19 mai 2013

Dimanches rétro: le pouvoir discrétionnaire des tribunaux québécois de suspendre des procédures en cas de litispendance internationale

par Karim Renno
Irving Mitchell Kalichman s.e.n.c.r.l.

L'entrée en vigueur du Code civil du Québec en 1994 a amené une réforme en profondeur du droit international privé québécois. L'objectif clair du législateur est d'éviter, lorsque possible, les dédoublements de juridiction. Reste qu'en certaines circonstances, les dédoublements sont inévitables et le législateur a prévu certains mécanismes pour y pallier. Un de ceux-là est le pouvoir de suspendre les procédures québécoises en cas de litispendance internationale. Reste que, comme le rappelait la Cour d'appel dans Birdsall inc. c. In Any Event inc. (1999 CanLII 13874), l'exercice de ce pouvoir demeure fondamentalement discrétionnaire.
 

Dans cette affaire, les Appelantes se pourvoient contre un jugement qui a rejeté leur requête en suspension de l'action en garantie pendante devant les tribunaux québécois pour cause de litispendance internationale.
 
Dans un jugement unanime rédigé par l'Honorable juge Louis Lebel, la Cour renverse cette décision. Au passage, elle souligne que la litispendance internationale est un concept plus flexible que la litispendance domestique puisque l'identité de cause n'est pas requise et que l'article 3137 C.c.Q. fait nécessairement appel à la discrétion du juge:
Ces réticences du droit québécois sont désormais chose du passé. En effet, l'exception de litispendance de droit international est maintenant reconnue et codifiée à l'article 3137 C.c.Q. (voir J.-A. Talpis et J.-G. Castel, "Le Code civil du Québec - Interprétation des règles de droit international privé", dans la Réforme du Code civil, t. 3, P.U.L., Québec, 1993, p. 801, par. 427; G. Goldstein et E. Groffier, op. cit., p. 321).  
La mise en oeuvre de cette exception de litispendance n'a cependant rien d'automatique. D'abord, l'article 3137 C.c.Q. n'attribue au tribunal un pouvoir de sursis que si une partie lui en fait la demande, ce qui exclut que cette forme de litispendance soit soulevée d'office. Ensuite, le juge possède un pouvoir discrétionnaire qu'il doit exercer en appréciant toutes les circonstances du cas d'espèce qui lui est soumis. Les commentaires du ministre de la Justice sur l'article 3137 C.c.Q. soulignent que cette disposition "vise à laisser une certaine latitude aux autorités québécoises pour accueillir ou rejeter l'exception de litispendance à la lumière du cas d'espèce qui leur est soumis". ("Commentaires du ministre de la Justice", Éditeur officiel du Québec, 1993, p. 2001; voir aussi: Groffier, La réforme du droit international privé québécois: Supplément au Précis de droit international privé québécois, 1993, Éditions Yvon Blais, Cowansville, p. 133). L'article 3137 C.c.Q. accorde un pouvoir de sursis au tribunal qui, malgré son caractère discrétionnaire, n'aurait toutefois rien d'exceptionnel, comme l'a conclu la Cour supérieure dans l'affaire 2493136 Canada Inc. c. Sunburst Products, J.E. 96-1062 (C.S.). 
Pour reconnaître l'existence d'une situation de litispendance, il faut que le tribunal conclue qu'une action est pendante au Québec et qu'un recours étranger peut donner lieu à une décision susceptible d'être reconnue au Québec, conformément aux règles prévues aux articles 3155 C.c.Q. et ss. (voir G. Goldstein et E. Groffier, op. cit., p. 328). Cette possibilité de reconnaissance n'est pas en cause ici.  
L'existence des identités est cependant en débat. L'article 3137 C.c.Q. n'établit pas une adéquation parfaite entre les règles traditionnelles relatives à la litispendance civile, notamment quant à la conception de la cause. En effet, l'article 3137 C.c.Q. n'exige pas l'identité de cause d'action, mais seulement celle des faits sur lesquels est fondé le recours judiciaire:  
[...] 
Ces modifications des critères de litispendance s'expliquent par les difficultés propres à leur application en droit international privé. Dans un contexte international, il s'avère souvent difficile de constater tant l'identité des principes juridiques de base gouvernant le recours que celle des résultats que leur mise en oeuvre produirait. Destinée à permettre la reconnaissance de situations de litispendance internationale, l'introduction d'un critère d'identité des faits fondant la demande en justice se justifie ainsi par la difficulté de satisfaire de façon complète à l'exigence d'identité de cause d'action dans une situation internationale, où l'on doit prendre en compte les caractéristiques de systèmes juridiques souvent fortement différents dans leurs structures et dans leurs méthodes, si l'on y transposait intégralement les principes du droit procédural interne. Le caractère plus flou du critère d'identité des faits tendra alors à reporter le coeur de l'analyse sur l'identité d'objet, comme l'expliquent G. Goldstein et E. Groffier: 
[...]  
Ainsi, en appliquant l'article 3137 C.c.Q., il faut examiner non seulement si l'on retrouve les trois identités de parties, de faits et d'objet, mais aussi s'il apparaît opportun que la Cour exerce un pouvoir discrétionnaire pour surseoir à la procédure. L'identité des parties paraît acquise. En des qualités différentes parfois, les parties, avec d'autres, se retrouvent engagées dans plusieurs actions devant les tribunaux de Floride et la District Court. La présence de d'autres parties n'a pas pour effet d'écarter la litispendance, qui doit s'apprécier par rapport à chacun des acteurs du litige. Par exemple, dans Dorion (Ville de) c. Union canadienne (L'), compagnie d'assurances, (1993) R.D.J. 231, notre Cour a décidé que l'addition d'un défendeur dans une deuxième action n'affectait pas les règles de la litispendance à l'égard du défendeur originaire (voir aussi Drummondville (Ville de) c. A. Girardin Inc., J.E. 94-340 (C.S.)). 
Le texte intégral du jugement est disponible ici: http://bit.ly/10Aylnk

Référence neutre: [2013] ABD Rétro 20
 

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