Irving Mitchell Kalichman s.e.n.c.r.l.
Ce n'est certes pas le lot quotidien de la Cour suprême du Canada d'entendre des causes civiles. C'est pourquoi l'équipe du blogue leur porte une attention toute particulière. Cet après-midi, nous traitons donc de la récente décision de la Cour dans Southcott Estates Inc. c. Toronto Catholic District School Board (2012 CSC 51), où la Cour discute en profondeur de l'obligation pour une partie de mitiger ses dommages.
Dans cette affaire, l'Appelante est une société constituée dans le seul but d’acheter un terrain en particulier. Elle n’a pas d’actifs autres que l’argent avancé par sa société mère pour le dépôt à verser en vue de cet achat.
L'Appelante a conclu avec l’Intimée une promesse d’achat et de vente du terrain en cause. Lorsque l’Intimée a fait défaut de satisfaire à une des conditions de l’entente et refuse de proroger la date de clôture, l'Appelante a réclamé l’exécution intégrale du contrat, tout en incluant des conclusions subsidiaires en dommages.
Le juge de première instance a refusé d’ordonner l’exécution intégrale du contrat mais a accordé à l'Appelante la somme de 1 935 500 $ à titre de dommages-intérêts. La cour d’appel a conclu que l’Intimée n’avait pas respecté le contrat mais que l'Appelante avait omis de prendre les mesures appropriées pour mitiger ses pertes. Elle a donc ramené à une somme symbolique le montant accordé à titre de dommages-intérêts.
La question principale dont traite la Cour suprême est donc celle ayant trait au devoir, pour une partie, de mitiger ses dommages. L'Honorable juge Karakatsanis écrivant pour une majorité de 6 à 1 (la juge en chef McLachlin étant dissidente) traite d'abord des principes généraux en matière de mitigation des dommages. Fait intéressant, elle souligne que le fardeau pèse sur la partie adverse de prouver l'absence de mitigation de dommages:
[23] Dans l’arrêt Asamera Oil Corp. c. Seal Oil& General Corp., [1979] 1 R.C.S. 633 , notre Cour a cité (aux p. 660-661) et approuvé l’énoncé suivant formulé par le vicomte Haldane, L.C., dans l’arrêt British Westinghouse Electric and Manufacturing Co. c. Underground Electric Railways Company of London, Ltd., [1912] A.C. 673, p. 689 :
[traduction] Le principe fondamental est donc la compensation des pertes pécuniaires découlant naturellement de l’inexécution; mais ce principe est mitigé par un autre qui veut que le demandeur ait l’obligation de prendre toutes mesures raisonnables pour mitiger le préjudice résultant de la rupture du contrat et ne puisse être indemnisé pour la partie du préjudice qu’il aurait ainsi pu éviter.
[24] Dans l’arrêt Colombie-Britannique c. Canadian Forest Products Ltd., 2004 CSC 38 , [2004] 2 R.C.S. 74 , au par. 176, notre Cour a expliqué que « [l]es pertes qui auraient pu être évitées par des précautions raisonnables se définissent comme celles qui sont, en fait, attribuables à l’inaction du demandeur plutôt qu’à la faute du défendeur ». En principe, un demandeur ne peut se faire indemniser d’une perte qu’il aurait pu éviter par des précautions raisonnables. Lorsqu’il est allégué que le demandeur n’a pas mitigé le préjudice, il incombe au défendeur de démontrer non seulement que le demandeur n’a pas pris toutes les mesures raisonnables pour mitiger le préjudice, mais encore qu’il était possible de mitiger le préjudice (Red Deer College c. Michaels, [1976] 2 R.C.S. 324 ; Asamera; Evans c. Teamsters Local Union No. 31, 2008 CSC 20 , [2008] 1 R.C.S. 661 , par. 30).
[25] Par contre, un demandeur qui prend effectivement des mesures raisonnables pour mitiger ses pertes peut recouvrer, à titre de dommages-intérêts, les frais et les dépenses qu’il a engagés pour prendre ces mesures raisonnables, à condition que ces frais et dépenses soient raisonnables et qu’ils aient véritablement été engagés pour mitiger les dommages (voir P. Bates, « Mitigation of Damages: A Matter of Commercial Common Sense » (1991-1992), 13 Advocates Q. 273). L’évaluation des dommages est par conséquent une question d’appréciation. Comme la Cour d’appel fédérale l’a déclaré dans l’arrêt Redpath Industries Ltd. c. Cisco (Le), [1994] 2 C.F. 279 , p. 302 : « [l]a Cour doit s’assurer que la victime est dédommagée de sa perte, mais elle doit en même temps s’assurer que l’on ne profite pas de la personne responsable ». La notion de mitigation du préjudice repose sur l’équité et le bon sens et vise à assurer la justice entre les parties en fonction des circonstances propres à l’espèce.
La juge Karakatsanis se penche alors sur l'argument très intéressant de l'Appelante qu'elle ne pouvait être tenue de mitiger ses dommages puisqu'elle demandait l'exécution en nature de l'obligation, i.e. la passation de titre. Comment alors simultanément prétendre qu'elle devait, pour mitiger ses dommages, acquérir un autre immeuble?
Bien que la juge Karakatsanis reconnaît d'emblée que la mitigation des dommages est difficilement compatible avec l'action en passation de titre ou l'exécution en nature en général, elle n'est pas prête à déclarer que cela relève la partie demanderesse de son obligation de mitiger ses dommages. À cet égard, il faut, selon elle, regarder une multitude de circonstances:
[31] L’exécution intégrale est une réparation fondée sur l’equity qui se concilie mal avec le principe de la mitigation du préjudice. De toute évidence, si elle avait acheté un autre immeuble pour mitiger ses pertes, Southcott n’aurait peut-être pas été en mesure de parfaire la vente du terrain excédentaire du conseil scolaire dans l’hypothèse où elle aurait finalement obtenu gain de cause dans sa demande d’exécution intégrale. Dans quels cas le demandeur qui réclame l’exécution intégrale peut-il justifier son inaction et être indemnisé pour des pertes qui auraient autrement pu être considérées comme évitables?
[...]
[36] Ainsi, notre Cour a reconnu que dans certains cas, l’inaction du demandeur peut se justifier malgré le fait qu’il n’a pas réussi à obtenir l’exécution intégrale, lorsque les circonstances révèlent que sa demande est fondée sur des « motifs équitables, réels et importants » ou qu’un « intérêt important et légitime » lui permet de réclamer l’exécution intégrale (Asamera, p. 668-669; (je souligne)). Cela ne signifie pas que le demandeur qui présente une telle demande ne devrait pas tenter de mitiger son préjudice; on reconnaît plutôt qu’une telle demande d’exécution intégrale indique ce qu’il faut entendre par comportement raisonnable du demandeur pour mitiger le préjudice. Voir N. Siebrasse,« Damages in Lieu of Specific Performance: Semelhago c. Paramadevan »(1997), 76 R. du B. can. 551.
[37] L’arrêt Asamera énonce les principes généraux régissant la mitigation du préjudice : l’inaction du demandeur était-elle raisonnable dans les circonstances, et le demandeur aurait-il pu mitiger le préjudice s’il avait choisi de le faire? Ces principes s’appliquent au demandeur qui cherche à obtenir une exécution intégrale. Si le demandeur a des« motifs [. . .] importants » ou un « intérêt importantet légitime » qui lui permet de réclamer l’exécution intégrale, son refus d’acheter un autre bien peut être raisonnable compte tenu des circonstances de l’espèce.
[38] Les énoncés que l’on trouve dans l’arrêt Asamera au sujet de l’exécution intégrale et de ce qu’il faut entendre par comportement raisonnable doivent être interprétés en fonction de l’arrêt Semelhago c. Paramadevan, [1996] 2 R.C.S. 415 . Dans cet arrêt, la Cour a reconnu que « [m]ême si, à une certaine époque, la common law considérait chaque bien immeuble comme étant unique, ce n’est plus le cas avec l’évolution du développement immobilier moderne » (par. 20). La Cour a par conséquent conclu qu’« [o]n ne saurait présumer que des dommages-intérêts pour la rupture du contrat de vente d’un immeuble constitueront une réparation inadéquate dans tous les cas » (par. 21). Le demandeur ne pourra obtenir l’exécution intégrale que si l’octroi d’une somme d’argent ne pourrait l’indemniser complètement de la perte en raison de la « valeur particulière » que le terrain en question peut avoir pour lui (par. 21, citant l’arrêtAdderley c. Dixon (1824), 1 Sim. & St. 607, 57 E.R. 239, p. 240).
[39] La question essentielle est donc de savoir si l’inaction de Southcott était raisonnable. Southcott a soutenu au procès que l’emplacement idéal de l’immeuble lui conférait le caractère unique nécessaire pour justifier sa demande d’exécution intégrale (par. 119 de la décision du juge de première instance).
Selon la Cour, la question pertinente est donc de déterminer si l'immeuble pour lequel on demande la passation de titre est subjectivement unique au point où il est raisonnable de ne pas avoir tenté de mitiger ses dommages. Ce serait le cas, par exemple, lorsqu'une personne désire acheter un terrain situé immédiatement à côté du sien pour agrandir sa propriété. Aucun autre terrain ne pourrait remplir cette fonction.
[40] Je suis d’accord avec les juridictions inférieures pour dire qu’il ne s’agit pas en l’espèce d’un cas où la demanderesse pouvait raisonnablement refuser de mitiger son préjudice. Le juge de première instance a clairement indiqué que la seule caractéristique qui rendait ce terrain unique pour Southcott était le fait qu’il s’agissait d’un investissement particulièrement intéressant, et qu’il ne s’agissait pas d’un cas où les dommages-intérêts étaient trop spéculatifs ou incertains pour constituer une réparation satisfaisante. Les caractéristiques uniques avaient trait seulement à la rentabilité du projet immobilier et les dommages-intérêts constituaient une réparation adéquate (par. 126 et 128). Le calcul des profits n’était ni conjectural ni spéculatif car il ne s’agissait pas d’un projet complexe et le seul point de discorde entre les parties concernant le montant des dommages-intérêts portait sur le moment de la vente des unités achevées et le taux de vente de ces unités (par. 130 et 132).
Commentaire:[41] Un demandeur privé d’un immeuble de placement ne peut exiger l’exécution intégrale en invoquant des « motifs équitables, réels et importants »ou un « intérêt important et légitime » (Asamera, p. 668-669) que si l’octroi d’une somme d’argent ne constituerait pas une réparation complète parce que cet immeuble a « une valeur particulière » pour lui (Semelhago, par. 21, citant l’arrêt Adderley, p. 240). Southcott ne pouvait faire une telle affirmation. Elle avait entrepris cette opération commerciale dans le but de réaliser un profit. Les caractéristiques particulières de l’immeuble tenaient seulement à sa valeur du fait qu’il pouvait s’avérer rentable. Southcott ne peut donc pas justifier son inaction.
La question essentielle qui doit maintenant être posée est celle de savoir si le raisonnement de cette affaire s'applique stricto sensu au droit civil québécois puisqu'il s'agit d'une affaire ontarienne.
Selon moi, les commentaires généraux quant à la mitigation des dommages sont applicables au Québec. Ce sont plutôt les commentaires qui visent la mitigation des dommages dans le cadre d'une action en passation de titre qui méritent un bémol. En effet, en droit civil québécois, contrairement à la common law, l'exécution en nature est le remède naturel lorsqu'il est possible (en common law, specific performance est vue comme l'exception à la règle). Dans ce contexte, il est encore plus difficile en droit québécois de soutenir la thèse voulant qu'une partie qui demande la passation de titre doit mitiger ses dommages puisque ce serait là presque toujours renoncer à l'exécution en nature.
J'invite donc vos opinions sur la question dans la section commentaires.
Le texte intégral du jugement est disponible ici:
http://bit.ly/Vf0Mtk
Référence neutre: [2012] ABD 376
D'un point de vue purement civiliste, je me dois d'appuyer ta conclusion, Karim. Je pourrais ajouter que l'obligation d'éviter l'aggravation des dommages, prévue à l'article 1479 C.c.Q., est présentée comme une caractéristique du régime de responsabilité civile (contractuelle comme extracontractuelle). Dans la mesure où l'on demande l'exécution en nature, je ne vois pas la pertinence de recourir aux règles de la responsabilité civile (qui sont plutôt applicables aux dommages-intérêts).
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