Irving Mitchell Kalichman s.e.n.c.r.l.
J’utilise habituellement cet espace pour discuter de développements jurisprudentiels ou législatifs qui m’apparaissent être d’intérêt particulier, mais je prends la liberté d’abandonner ce concept le temps d'un billet pour vous entretenir d’un sujet qui me tient à cœur : le développement de la doctrine québécoise.
J’ai toujours pensé qu’il existait fondamentalement deux catégories de textes doctrinaux. La première comprend les textes qui analysent en profondeur une question de droit, pour ensuite proposer une réponse comme étant souhaitable, ou appeler à un changement quant à la réponse jurisprudentielle à cette question. C’est ce que j’aime appeler la doctrine pure et dure. Simplement dit, elle est indispensable au bon développement de toute société qui pose ses assises sur la règle de droit, et je porte une admiration sans borne aux juristes dévoués qui participent à la diffusion de cette catégorie de doctrine.
La deuxième catégorie est, ce que j’aime appeler sans être péjoratif, la doctrine légère. Il s’agit dans ce cas non pas de suggérer des réformes ou de commenter l’à-propos d’une solution jurisprudentielle donnée, mais bien de faire état de la jurisprudence et la doctrine existante sur une question de droit. Il s’agit, sommes toute, d’un récapitulatif des autorités pertinentes. Il peut s’agir d’un travail exhaustif (et même très long), mais il est plus superficiel que celui de la première catégorie. Sans être, à mon avis, aussi importante que la doctrine pure et dure, cette catégorique n’en reste pas moins très importante à la stabilité, la prévisibilité et la vulgarisation du droit.
Pour ma part, faute du temps nécessaire à l’effort intellectuel et exhaustif que requiert la première catégorie, j’œuvre presque exclusivement dans la deuxième. Je vous épargne la liste complète de mes publications, mais je souligne avoir écrit, depuis 2010, plus de 900 textes, billets, fascicules ou articles juridiques.
Pourtant, selon une décision rendue par le Barreau du Québec, la grande majorité de ces textes (incluant tous les textes de cette chronique) sont invisibles.
En effet, le comité de formation du Barreau du Québec a récemment refusé de considérer la rédaction de billets juridiques en ligne à titre d’activité de formation reconnue. À la base de ce refus est l’opinion du Barreau que les blogues juridiques ne sont rien d’autre que des outils d’autopromotion pour ceux qui y écrivent et que leur contenu ne contribue pas vraiment à la doctrine québécoise ou l’avancement du droit. Également implicite dans cette décision est un préjugé puissant contre le contenu électronique en comparaison avec la vénérable page de papier.
Ce n’est certes pas la première fois ou la dernière, que notre ordre professionnel prendra des décisions qui me déçoivent profondément, mais je ne peux me convaincre de garder le silence à propos de celle-ci.
La réalité du monde juridique d’aujourd’hui est que les choses bougent beaucoup trop rapidement pour que la doctrine traditionnellement publiée prenne encore toute la place. En effet, loin sont les jours où seulement une centaine de jugements par année sont rapportés. Aujourd’hui, sur jugements.qc.ca ou CanLii, vous retrouverez des dizaines sinon des centaines de nouveaux jugements chaque jour ouvrable. Pour colmater cette brèche et se garder à jour, c’est vers les ressources en ligne que l’on doit se tourner. Les blogues juridiques jouent donc aujourd’hui un rôle important à l’égard de l’information juridique.
Réunir le tout sous la rubrique de « l’autopromotion » est absurde. Prenez le cas de mon bon ami François-Xavier Robert qui travaille au sein de l’Ordre des agronomes du Québec. Il a écrit plus de 100 billets jurisprudentiels au cours des deux dernières années. Il fait la promotion de quoi au juste ? Même s’il le voulait, il ne pourrait accepter des mandats externes à l’Ordre. Pourtant, on ignore sa contribution importante à la doctrine québécoise, surtout qu’il est loin d’être évident de trouver des commentaires sur la jurisprudence en matière de droit professionnel et d’accès à l’information (domaines sur lesquels il écrit).
L’incongruité de la position adoptée par le Barreau est aussi démontrée par le fait que les conférences par lesquelles des juristes informent leur auditoire des développements récents dans des domaines de droit précis sont facilement reconnues à titre d’activité de formation. Ainsi, selon le Barreau, chacun des billets que j’ai écrits en matière de recours collectif n’a pas la qualité nécessaire pour être reconnu pour les fins de formation, mais, dans la mesure où je prends 10 ou 15 de ceux-là, que j’intitule ma présentation « jurisprudence et développements récents en matière de recours collectif » et que je lis verbatim le contenu de mes billets, là on parle d’une vraie valeur !
Même si je n’ai personnellement pas de difficulté à trouver mes 30 heures de formation, la question en reste une qui me tient grandement à cœur. Il me semble évident qu’il faut encourager les juristes à écrire sur le droit et partager leurs connaissances. En rejetant du revers de la main les blogues juridiques, le Barreau cause un grand tort à cette cause. D’ailleurs, ne participe-t-il pas de l’accès à la justice, sujet important pour le Barreau, que la compréhension du droit soit plus accessible pour les justiciables?
Au lieu de regrouper l’ensemble des textes publiés en ligne sous la même rubrique, le Barreau devrait juger chaque texte sur son mérite. Si je concède d’emblée que ce n’est pas tout ce qui est publié en ligne qui est digne de reconnaissance, je ne peux non plus accepter qu’absolument rien ne l’est.
Les juristes doivent être innovateurs et avant-gardistes. Malheureusement, sur la question de la doctrine, notre ordre professionnel est toujours prisonnier des années 80.
Référence neutre: [2012] ABD 199
Note: Le présent texte a initialement été publié sur le site d'actualités juridiques Droit Inc. (www.droit-inc.com).
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