dimanche 27 novembre 2011

Comment s'attaquer à la problématique des frais d'expert

par Karim Renno
Irving Mitchell Kalichman s.e.n.c.r.l.

Hormis le montant des honoraires extrajudiciaires encourus, c’est sans contredit les frais d’expert qui sont habituellement le chef de dépenses le plus important pour les parties au processus judiciaire. Depuis plusieurs années maintenant, les intervenants de la justice civile tentent de trouver une solution pratique à cette problématique. C’est dans ce cadre que l’on entend souvent parler de l’expertise unique, de la rencontre entre les experts, de la limitation du nombre d’experts sur un sujet donné et d’autres mesures qui pourraient potentiellement simplifier et raccourcir la présentation de la preuve d’expert devant les tribunaux. Peu importe l’opinion que l’on peut avoir de ces mesures, il demeure une vérité incontournable selon moi : seule une volonté réelle de changer les choses de la part de tous les acteurs du système judiciaire fera une véritable différence. Nous sommes tous en partie responsables de la problématique qui existe en ce moment.


On commence bien sûr par les avocats. Pour les plaideurs, il est devenu un quasi-automatisme de se tourner vers la preuve d’expert dès qu’un sujet apparaît le moindrement technique ou complexe. Le problème c’est que, dans cette course vers le dépôt d’une preuve d’expert, on ne s’arrête pas suffisamment longtemps sur les questions essentielles: (a) qu’est-ce que je veux prouver? et (b) est-ce que ces points que je cherche à établir en valent la dépense qui y est associée? On passe beaucoup de temps sur la première question, mais rarement assez sur la deuxième.

À la décharge des plaideurs, il s’agit d’un réflexe de prudence. Puisque personne ne veut se retrouver à procès sans une expertise qui pourrait s’avérer nécessaire, on a tendance à prêcher par excès dans la direction contraire. Cela se traduit parfois par le dépôt d’expertises dont la pertinence est marginale ou par le dépôt d’une multitude de rapports d’expert là où un seul aurait suffi. La première partie de l’équation implique donc une approche plus disciplinée de la part de notre profession, et ce non seulement en ce qui a trait au dépôt d’une preuve d’expert, mais également quant à l’interrogatoire en chef de nos experts et au contre-interrogatoire de l’expert adverse.

Ce qui m’amène à ouvrir une parenthèse rapide sur les réformes proposées à ce chapitre par le législateur dans l’avant-projet de Code de procédure civile. J’adore l’idée de limiter les parties à un expert par sujet. Même si je sais que cela causera certains défis pratiques (principalement comment définir un « sujet »), il s’agit d’un resserrement de la preuve qui est nécessaire selon moi.

Je suis par ailleurs totalement opposé à l’idée de ne plus avoir d’interrogatoire en chef des experts et des contre-interrogatoires limités aux clarifications sur le rapport. Sur le premier chef, on risque beaucoup d’incompréhension puisque les rapports écrits sont souvent difficiles à bien comprendre parce qu’ils sont techniques et arides. Sur le deuxième chef, je pense qu’il est primordial que l’on puisse tester la crédibilité d’un expert et du travail qu’il a accompli. La force probante d’une preuve d’expert dépend presque entièrement de la crédibilité que l’on accorde à un expert et son travail, de sorte que je ne puis imaginer un processus qui ne permette pas un contre-interrogatoire complet.

Si un changement de culture s’impose pour les avocats, la magistrature devra également faire sa part. Il est devenu routinier pour les juges de souligner à une partie (ou son avocat) qu’une preuve d’expert sera nécessaire pour prouver certains éléments donnés. Or, si certaines questions relèvent clairement du domaine de l’expertise, il existe beaucoup de cas limitrophes où il serait bénéfique et tout à fait défendable de ne pas avoir à recourir à un expert. En adoptant une approche plus proactive et en encourageant les parties à s’entendre sur certains faits ancillaires au nœud du litige, les juges aideraient grandement les avocats à réduire le nombre de litiges dans lesquels une preuve d’expert est déposée.

Finalement, le législateur a un rôle important à jouer. La quasi-totalité des réformes introduites par le législateur, incluant celle proposée dans l’avant-projet, visent à encourager le dépôt de la preuve par expert le plus tôt possible dans le processus judiciaire. C’est une erreur selon moi. Forcer les parties à produire ou même dénoncer leurs expertises le plus rapidement possible, c’est les forcer à prendre une décision sans encore connaître avec précision les questions qui feront l’objet d’un débat au procès. Encore une fois, on encourage les parties à préparer des expertises par prudence plutôt que de courir le risque de se retrouver démuni à ce chapitre. Il serait préférable, une fois le dossier procédural complet (procédures et interrogatoires), de forcer les parties à s’asseoir et s’entendre sur les questions véritablement en litige avant d’avoir à produire des expertises. De cette façon, les parties prendront des décisions éclairées et pourront limiter leurs expertises respectives aux questions techniques véritablement en litige. On verrait ainsi moins d’expertises et, surtout, des expertises plus courtes et ciblées.

J’admets volontiers qu’il ne sera pas facile de renverser la vapeur des dernières décennies et de ramener la preuve d’expert dans les dossiers civils à un niveau proportionnel et logique. Toute démarche efficace en ce sens se devra être faite de concert par les trois acteurs principaux du système de justice.

Référence neutre: [2011] ABD 378

Le présent billet a originalement été publié sur Droit Inc. (www.droit-inc.com).

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