lundi 31 octobre 2011

Il est grand temps que le Québec se débarrasse de la Loi sur les dossiers d’entreprise

Irving Mitchell Kalichman s.e.n.c.r.l.

Connaissez-vous la Loi sur les dossiers d’entreprise? À moins que vous fassiez partie d’une minorité d’avocats au Québec, vous n’êtes probablement pas familiers avec cette loi québécoise adoptée en 1964. Il s’agit de ce qu’on appelle communément un « blockingstatute » en ce qu’elle prohibe le transport de dossiers d’entreprisedétenus au Québec vers l’extérieur de la province dans le cadre d’un litige oud’une enquête dans un autre état.


L’effet de cette loi est draconien en raisonde l’interprétation large et libérale qu’en ont faite les tribunaux québécois[voir, par exemple, Asbestos Corporationc. Eagle-Picher Industries Inc.[1983] R.D.J. 76 (C.A.)].  D’abord, l’onentend par « dossiers d’entreprise » la presque totalité desdocuments et de l’information en possession d’une entreprise. Ensuite parce qu’ona jugé que la loi ne prohibe pas seulement le transport des documents, maiségalement de l’information qu’ils contiennent. La loi rend ainsi presquetotalement inefficaces les demandes de commission rogatoire étrangères à êtreexécutées au Québec. En effet, on ne permettra pas à un témoin, dans le cadred’une commission rogatoire, de répondre à des questions s’il aurait à consulterdes dossiers d’entreprise pour ce faire, pas plus qu’on ne lui permettra deregarder les documents en question pour prendre des notes quant à leur contenu.C’est donc dire, à quelques exceptions étroites près, que dans le cadre d’unecommission rogatoire exécutée au Québec en matière commerciale ou corporative,seule la mémoire du témoin peut être scrutée.

Plus que jamais, cette loi apparaît incompatible avec les principes de coopération internationaleet de droit international privé tels que mis de l’avant par le législateurquébécois dans le Code civil du Québec. Dans une ère où le Québec est à l’avant-garde en matière de droitinternational privé au chapitre de la reconnaissance des jugements étrangers etdes sentences arbitrales, du respect de la compétence des autorités étrangères(incluant les tribunaux arbitraux) et de l’application des clauses de choix deloi, la Loi sur les dossiersd’entreprises semble vraiment hors de place.

D’ailleurs, la Loi a été souvent critiquée demanière particulièrement sévère par la Cour suprême et les tribunaux québécois.Par exemple, dans Hunt c. T&N PLC ([1993] 4 R.C.S. 289), laCour suprême tenait les propos suivants à propos de la loi (page 327):

Une loi qui prohibe la communication dedocuments a précisément pour objet d'empêcher qu'il y ait des litiges ou despoursuites couronnés de succès dans d'autres ressorts en refusant de reconnaîtreet de respecter les ordonnances qui y sont rendues.  Chacun se rend compte que, tout bienconsidéré, de telles lois ont pour objet non pas de garder des documents dansla province, mais plutôt d'empêcher le respect d'ordonnances et ainsi le succèsde litiges hors de la province, que cette dernière juge inacceptables.  Ces mesures font sans doute partie de lasouveraineté, mais elles vont certainement à l'encontre de la courtoisie.  Dans le domaine politique, il en résulte desmesures de représailles strictes sur le plan législatif, ainsi que des luttesde pouvoir.  Et cela décourage lecommerce international ainsi que la répartition et la conduite efficaces deslitiges.  Les effets, sur le planinterprovincial, sont semblables et portent atteinte à la structurefondamentale de la fédération canadienne.
Au sujet de l'historique de ces lois, onnous a dit que l'adoption des lois ontarienne et québécoise a été précipitéepar l'adoption aux ÉtatsUnis de lois antitrusts agressives à longue portée extraterritoriale.Malheureusement, ces lois qui prohibent la communication de documentsconstituent une réponse brutale et sont devenues elles-mêmes des lois à longue portée qui finissent parcauser, de manière fortuite, un préjudice à des particuliers qui n'étaient pasdans le ressort et qui ne sont pas engagés dans les actions que ces loisétaient censées viser au départ.
Dans l’affaire Pelnar c. Insurance Co. ofNorth America ([1985] R.D.J. 354), la Cour d’appel du Québec ajoutait cequi suit :
 
 
"Je réalise que la protection accordéepar cette loi va très loin, peut-être même trop loin. Mais il s'agit là d'undomaine qui ne relève pas des tribunaux.
Par les deux arrêts cités plus haut notreCour a fait ressortir l'ampleur de la protection qu'on y trouve. Il ne sauraitêtre question maintenant d'apporter des distinctions de pure accommodation. Ils'agit d'une loi frappée en termes généraux. Sa portée ne peut être restreinteque par l'autorité politique qui l'a adoptée."
Dans l’affaire Hunt (précitée), la Cour suprême déclarait la loi inopérante entreles provinces canadiennes parce que son effet était contraire aux principes dela fédération canadienne. Reste que la loi demeure en vigueur pour les demandesprovenant de tout autre état comme l’a confirmé la Cour supérieure dans Southern New England Telephone Companyc. Zrihen (2007 QCCS 1391).

Il est maintenant plus que temps que leQuébec se débarrasse de cette loi de blocage qui fait figure d’anachronisme etqu’il abroge celle-ci. Malheureusement, la volonté politique ne semble pas yêtre en ce moment. L’Association du Jeune Barreau de Montréal a formulé unedemande à cet effet en début d’année et la réponse du Ministère de la justicefut négative (et laconique).

Référence neutre: [2011] ABD 348

Le présent billet a originalement été publié sur Droit Inc. (www.droit-inc.com). 

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