vendredi 14 octobre 2011

Demander à un témoin lors d'un interrogatoire préalable s'il donnerait les mêmes réponses aux mêmes questions ne donne pas droit de déposer les transcriptions de l'interrogatoire original

Irving Mitchell Kalichman s.e.n.c.r.l.

Il est pratique courante pour les avocats, afin d'éviter de devoir refaire l'interrogatoire préalable d'un témoin qui a déjà été interrogé, de simplement lui poser la question de savoir s'il donnerait les mêmes réponses aux mêmes questions. Or, la Cour d'appel vient de jeter une douche d'eau froide partielle sur cette pratique dans l'affaire Vitrerie Chayer inc. c. Sun Life du Canada, compagnie d'assurance-vie (2011 QCCA 1854) en confirmant un jugement qui refusait à la partie qui voulait poser la question unique le droit de déposer les transcriptions de l'interrogatoire.


Dans cette affaire, la juge de première instance était appelée à trancher à l'avance des questions de gestion. La partie Demanderesse entendait procéder à des interrogatoires après défense de représentants des co-Défenderesses. Ces dernières, plutôt que d'interroger au long les mêmes personnes, proposaient de simplement poser, une fois l'interrogatoire terminé par la partie Demanderesse, la question suivante: «Si on vous reposait les mêmes questions, donneriez-vous les mêmes réponses ? ». Or, la juge de première instance en vient à la conclusion que cette question ne donnerait pas droit aux Défenderesses d'ensuite utiliser, en tout ou en partie, la transcription de l'interrogatoire effectué par la Demanderesse.

La Cour d'appel confirme ce jugement en ces termes:
[1] Appelée à rendre une décision quant à la gestion des interrogatoires après défense à venir des représentants des codéfenderesses par la partie demanderesse, la juge de première instance a refusé de permettre aux parties codéfenderesses de s'approprier l'intégralité des interrogatoires après défense qui seront tenus par la partie demanderesse. En effet, les avocats des codéfendeurs se proposaient de poser, une fois l'interrogatoire terminé par la partie demanderesse, la question suivante: «Si on vous reposait les mêmes questions, donneriez-vous les mêmes réponses ? », et considéraient, par la suite, déposer l'ensemble des réponses.
[2] Pour en arriver à cette conclusion, elle a pris en considération, notamment, le fait que les parties codéfenderesses n'avaient pas, du moins à ce stade-ci, l'intention d'interroger un ou des représentants des autres parties codéfenderesses.
[3] Dans les circonstances, la décision rendue respecte le principe bien établi que l'interrogatoire hors cour appartient à la partie qui y procède et ne fait pas violence au principe de la proportionnalité.
[4] Dans un contexte différent, une décision opposée aurait pu être justifiée, voir notamment le jugement du juge Prévost dans l'affaire Pellemans c. Lacroix 2008 QCCS 5260.
[5] Il demeure qu'en l'espèce, les appelantes ne démontrent pas que la juge de première instance a commis une erreur de principe ou abusé de la discrétion dont elle était investie en matière de gestion de l'instance.
Commentaires

Bien qu'il s'explique partiellement par le contexte propre au dossier, ce jugement n'en est pas moins surprenant. En effet, il est pratique courante de voir des parties procéder de cette façon. Il est donc fortement recommandé, avant d'utiliser cette tactique, de s'assurer d'obtenir le consentement préalable des autres parties au litige. À défaut, il faudra simplement répéter les mêmes questions, aussi fastidieux soit-il.

Le texte intégral du jugement est disponible ici: http://bit.ly/ooKStM

Référence neutre: [2011] ABD 328

2 commentaires:

  1. Cette décision de la Cour préserve la possibilité d’utiliser le mécanisme par lequel une partie peut demander à un témoin lors d'un interrogatoire préalable s'il donnerait les mêmes réponses aux mêmes questions et acquérir ainsi le droit de déposer les transcriptions de l'interrogatoire original. La Cour mentionne qu'une décision opposée aurait pu être justifiée et cette décision n'infirme pas le raisonnement dans Pellemans c. Lacroix 2008 QCCS 5260.

    La décision de la Cour reconnaît simplement que dans un cadre de gestion d’instance, la décision était raisonnable, dans le contexte où elle fut rendue. La Cour semble considérer qu’il n’y a pas de motifs suffisants pour intervenir sur une décision de gestion d'instance (donc hautement discrétionnaire), laquelle pouvait par ailleurs paraître justifiée par les faits de l'espèce (i.e. les parties qui souhaitaient se prévaloir de ce mécanisme avaient indiqué ne pas avoir l'intention d'interroger les témoins en question, mais souhaitaient tout de même se réserver le droit de produire ces interrogatoires). Il est possible de croire que les parties qui souhaitaient se réserver ce droit voulaient le faire de manière tactique pour limiter la marge de manoeuvre de la partie qui souhaitait interroger, en laissant planer le risque de leur faire perdre le contrôle des transcriptions).

    J’ai cherché en vain à trouver la décision en première instance pour vérifier l’affirmation suivante :

    « Ces dernières, plutôt que d'interroger au long les mêmes personnes, proposaient de simplement poser, une fois l'interrogatoire terminé par la partie Demanderesse, la question suivante: «Si on vous reposait les mêmes questions, donneriez-vous les mêmes réponses ? ». Or, la juge de première instance en vient à la conclusion que cette question ne donnerait pas droit aux Défenderesses d'ensuite utiliser, en tout ou en partie, la transcription de l'interrogatoire effectué par la Demanderesse. »

    Si la décision est disponible, je vous prierais de la publier sur ce site.

    Reste qu’en lisant la décision de la Cour d’appel, il n’est pas évident que la décision en première instance s’est prononcé clairement sur l’effet ou la validité de ce mécanisme. En effet le tribunal de première instance était appelé « à rendre une décision quant à la gestion des interrogatoires après défense à venir des représentants des co-défenderesses par la partie demanderesse …». Le tribunal de première instance aurait « refusé de permettre aux parties codéfenderesses de s’approprier l’intégralité des interrogatoires après défense qui seront tenus par la partie demanderesse. » Il est permis de croire que, dans l’espèce, le tribunal de première instance à refusé l’emploi de ce mécanisme à une partie qui a soumis à l’avance qu’elle entendait s’en prévaloir. Il n’est pas évident (à la lecture de la décision de la Cour d’appel) que le tribunal de première instance a bel et bien jugé que ce mécanisme ne pouvait jamais avoir l’effet juridique escompté par la partie qui s’en prévaudrait.

    Il serait par ailleurs étonnant, dans un contexte ou plusieurs interrogatoires des mêmes témoins (par diverses parties) sont prévus, qu'une des parties qui interroge puisse valablement s'objecter à ce qu'une autre partie qui interroge demande au témoin s'il donnerait les mêmes réponses aux mêmes questions posées par l’autre partie. Il serait aussi étonnant qu'une partie puisse valablement s'opposer à la production de la transcription par la partie qui s'est prévalu de ce mécanisme. Ce mécanisme est d'ailleurs reconnu dans le Guide des meilleures pratiques du Barreau de Montréal (2011) - voir: http://www.barreaudemontreal.qc.ca/loads/Guides/GuideMeilleuresPratiques_fr.pdf

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  2. Il s'agit là, sans l'ombre d'un doute, du commentaire le plus fouillé à avoir été soumis à notre Blogue. Je vous en remercie infiniment.

    D'abord, pour répondre à votre question, je n'ai malheureusement pas le jugement de première instance (il s'agit probablement d'un procès-verbal).

    Par ailleurs, je suis tout à fait d'accord avec votre propos à l'effet que le résultat de ce jugement n'est pas d'interdire l'utilisation du mécanisme discuté, d'où l'utilisation de l'expression "douche d'eau froide partielle".

    Reste que même s'il est tributaire des faits propres à ce dossier, je trouve le résultat très surprenant. J'espère que la question se reposera dans un contexte plus traditionnel et que la Cour se prononcera de manière plus nette.

    Karim Renno

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