jeudi 7 avril 2011

Même dans le cadre d'un recours en oppression, l'émission d'une ordonnance de sauvegarde est subordonnée à l'existence d'une situation urgente et d'un préjudice irréparable

Osler, Hoskin & Harcourt s.e.n.c.r.l./s.r.l.

Il y quelques mois, nous attirions votre attention sur le fait que la permission d'en appeler avait été accordée dans le cadre d'un dossier d'oppression où une ordonnance de sauvegarde avait été émise en l'absence d'urgence (voir ici: http://bit.ly/LgcUjp). Or, la Cour d'appel vient de rendre sa décision dans cette affaire (176283 Canada Inc. c. St-Germain, 2011 QCCA 608) et a confirmé qu'on ne pouvait, même dans le cadre d'un recours en oppression, émettre une ordonnance de sauvegarde en l'absence d'urgence.


Le 10 septembre 2010, l'intimée intente contre les appelantes une action en « oppression », invoquant tant l'article 241 de la Loi sur les sociétés canadiennes par actions, que diverses dispositions du Code civil du Québec et du Code de procédure civile. C'est dans ce cadre qu'elle requiert la délivrance d'une série d'ordonnances « d'injonction provisoire de sauvegarde ».

Le 18 octobre 2010, la Cour supérieure accueille partiellement la demande l'intimée et prononce certaines ordonnances provisoires. La juge de première instance estime qu'il y a lieu de rendre certaines ordonnances de sauvegarde afin d'assurer un certain statu quo » malgré l'absence d'urgence et nonobstant que son jugement ne fasse aucunement état du préjudice irréparable que subirait l'intimée si ses demandes étaient refusées. Il s'agit principalement d'ordonnances de communication de documents et d'information.

La Cour d'appel, dans un jugement unanime, renverse ce jugement et confirme la nécessité de démontrer l'urgence pour toute demande d'ordonnance de sauvegarde:
[4] Avec égards pour l’opinion contraire, la Cour est d'avis qu’à ce stade précoce des procédures et en l'absence de toute urgence et de préjudice, les ordonnances reproduites plus haut n'auraient pas dû être délivrées.
[5] Dans Première nation de Betsiamites c. Kruger inc., le juge Dalphond rappelle que « l'ordonnance de sauvegarde prévue à l'article 754.2 C.p.c. est, malgré son nom, de la nature d'une injonction interlocutoire émise provisoirement : elle est une mesure judiciaire, discrétionnaire, émise pour des fins conservatoires, dans une situation d'urgence, pour une durée limitée et au regard d'un dossier où l'intimé n'a pu encore introduire tous les moyens ». Il y a lieu aussi de rappeler que les critères exigés pour émettre une ordonnance de sauvegarde ou une injonction provisoire doivent être appliqués de façon rigoureuse. Ici, le dossier étant incomplet, la nécessité de cette approche rigoureuse prend tout son sens. Il convient aussi de rappeler que nous n'avons pas la version des faits des appelants et des mis en cause. Comme l’écrit la juge Otis dans 2957-2518 Québec inc. c. Dunkin' Donuts (Canada) Ltd., « [i]l est certes possible que les mesures contenues dans les ordonnances de sauvegarde soient judiciairement opportunes mais, à ce stade du dossier, le véhicule procédural qui les contient n'offre pas les garanties juridiques qui visent à protéger les droits de toutes les parties ».
[6] Il est vrai, comme le soutient l’intimée, que l'article 241 L.C.S.A. confère au tribunal un pouvoir discrétionnaire important pour redresser des abus, même au stade de l’ordonnance provisoire. Parfois, les origines du recours, que l’on associe à la compétence des tribunaux en equity, sont invoquées pour expliquer la latitude et l'originalité du redressement. La jurisprudence et la doctrine au Québec sont, à divers degrés, sensibles à ce fait. On a déjà écrit, par exemple, que le texte même des paragraphes 241(2) et (3) L.C.S.A. renforce l'interprétation selon laquelle le juge dispose « d'une batterie impressionnante, pour ne pas dire ahurissante, de pouvoirs ».
[7] Mais on ne peut, de ce fait, écarter, au stade des ordonnances provisoires prévues par cette disposition, les critères que la jurisprudence consacre ordinairement en matière d'ordonnance d'injonction provisoire ou de sauvegarde. L'exercice des recours entrepris au Québec en application de la L.C.S.A. doit respecter les règles du Code de procédure civile, sauf dérogation dans la loi[7]. En accord avec ce principe, on a statué, à bon droit, qu'une ordonnance provisoire régie par le paragraphe 241(3) doit, en principe, se conformer aux règles usuelles portant sur l'injonction interlocutoire émise provisoirement, c'est-à-dire l'apparence de droit, le préjudice irréparable, la prépondérance des inconvénients et l'urgence[8]. Même à l’extérieur du Québec, les tribunaux hésitent à prononcer une ordonnance provisoire en l’absence d’une preuve que les critères applicables à l’injonction sont réunis. L'intimée cite First Choice Capital Fund Ltd. c. First Canadian Capital Corporation, à l'appui de son argument que les ordonnances provisoires émises en vertu de l'article 241(3) L.C.S.A. ne nécessitent pas « la violation d'un droit substantif ». Mais il convient de noter que les faits dans First Capital se distinguent nettement de ceux de l'espèce. Ayant une preuve en provenance des deux parties au litige, la Cour du Banc de la Reine dans cette affaire note la présence des trois critères propres à une ordonnance d’injonction.
[8] Avec égards, la juge de première instance ayant constaté l'absence d'urgence et n'ayant pas exposé le préjudice que subirait l'intimée, il n'y avait pas lieu de faire droit à la demande de sauvegarde, même partiellement.
Commentaire:

Comme je l'indiquais dans le billet que nous avions écrit sur la permission d'en appeler, ce jugement est une véritable bouffée d'air frais en matière d'ordonnances de sauvegarde et de recours en oppression. En effet, de l'avis du soussigné, trop d'ordonnances de sauvegarde ordonnant la communication d'information et empêchant l'accomplissement de certains gestes ont été prononcées au cours des dernières années en l'absence de preuve de préjudice irréparable ou d'urgence. Cette façon de faire est particulièrement désavantageuse pour les parties défenderesses, lesquelles n'ont pas le bénéfice d'une pleine audition pour présenter leur preuve. L'essence même de l'ordonnance de sauvegarde est alors détournée pour donner un avantage aux parties demanderesses.

Le texte intégral du jugement est disponible ici: http://bit.ly/iiNcnE

Référence neutre: [2011] ABD 117

Autres décisions citées dans le présent billet:

1. Première nation de Betsiamites c. Kruger inc., J.E. 2005-1571 (C.A.).
2. 2957-2518 Québec inc. c. Dunkin'Donuts (Canada) Ltd., J.E. 2002-1108 (C.A.).

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