lundi 14 mars 2011

En matière de litispendance internationale, on ne peut demander au tribunal québécois de suspendre les procédures locales que si les procédures étrangères ont été intentées en premier

Osler, Hoskin & Harcourt s.e.n.c.r.l./s.r.l.

Le livre X du Code civil du Québec reconnaît l'importance de donner à la magistrature québécoise les outils nécessaires pour pallier aux difficultés crées par la litispendance internationale. En effet, l'article 3137 donne à la Cour le pouvoir de suspendre les procédures québécoises. Cependant, comme le souligne la juge Bich dans Fastwing Investment Holdings Ltd. c. Bombardier inc. (2011 QCCA 432), l'application de cet article nécessite que les procédures étrangères aient été déposées en premier.


Les parties se disputent à la suite de l'achat par chacune des Requérantes d'un avion fabriqué par l'Intimée. Les Requérantes, sociétés constituées aux Îles Vierges et dont les administrateurs et dirigeants résident en Europe, ont versé un acompte de plusieurs millions de dollars à l'Intimée. Les avions n'auraient pas été livrés en temps utile et les Requérantes ont avisé l'Intimée qu'elles considéraient que les contrats les unissant étaient résiliés et qu'elles exigeraient le remboursement de leur acompte respectif. Devant l'attitude des Requérantes, l'Intimée a intenté à chacune d'elles, devant la Cour supérieure du Québec, une action en jugement déclaratoire et en dommages-intérêts. Les Requérantes ont demandé soit le rejet soit la suspension de cette action au motif de litispendance internationale, certaines actions de même nature étant déjà pendantes au Texas.

Ces requêtes sont rejetées en première instance, de sorte que les Requérantes demandent la permission d'en appeler de ces jugements. L'Honorable juge Marie-France Bich, à titre de juge unique, est saisie de cette demande. À son avis, le juge de première instance s'est bien dirigé en droit en concluant que l'application de l'article 3137 nécessite que la procédure étrangère soit introduite avant celle du Québec:
[29] Il en va de même des prétentions des requérantes sur la seconde source de litispendance qu'elles invoquent, en rapport avec l'action distincte qu'elles ont intentée le 9 décembre 2009, à la suite de la décision Kelton-Cortez et en conformité avec celle-ci.
[30] D'une part, pour qu'un tribunal québécois suspende l'action québécoise pour cause de litispendance internationale, il faut que l'action étrangère ait été instituée avant l'action québécoise, ce qui n’est pas le cas ici.
[31] Le texte même de l'article 3137 C.c.Q. le laisse entendre en permettant au tribunal québécois de surseoir à l'action québécoise lorsqu'une autre action entre les mêmes parties, issue de la même cause et ayant le même objet, « est déjà pendante devant une autorité étrangère ». L'emploi de l'adverbe « déjà » renvoie à l'idée d'une action étrangère intentée avant l'action québécoise (et toujours pendante). S'il suffisait qu'une action soit pendante à l'étranger, peu importe qu'elle ait été intentée avant ou après l'action québécoise, le législateur n'aurait pas utilisé l'adverbe « déjà ».
[32] La doctrine est de cet avis. Les professeurs Goldstein et Groffier écrivent ce qui suit à propos de l'article 3137 C.c.Q. :
Le droit québécois, bien qu'inspiré en partie du droit suisse, mérite bien sa qualification de droit mixte. En effet, on a tenté dans cet article, de concilier l'ensemble des solutions pour en tirer l'essentiel. D'un côté, le droit québécois reste fidèle à la troisième solution, en retenant la condition de plausibilité de la reconnaissance de la décision étrangère, donc d'obtenir autorité de chose jugée, mais il la combine avec l'approche du tribunal premier saisi, tout en écartant le caractère automatique de la litispendance, puisque le tribunal québécois « peut », et ne doit pas se dessaisir lorsque ces conditions sont réunies. […]
On a déjà évoqué en justice le fait que l'article 3137 C.c.Q. n'exigeait pas expressément que le tribunal étranger soit premier saisi. Dans l'affaire Lac d'Amiante du Québec ltée c. 2858-072 Québec inc. [renvoi omis], une partie argumentait que le fait qu'un tribunal arbitral avait été saisi après la Cour supérieure du Québec devait donner lieu à un sursis à statuer, alors même que toutes les parties au litige devant cette cour n'étaient pas sujettes à la clause d'arbitrage! Avec raison, l'honorable juge Diane Marcelin a repoussé cette prétention difficile à faire admettre, notamment au motif que :
Cette interprétation ouvrirait grande une porte de « forum shopping ». Il suffirait à une partie déjà poursuivie au Québec d'intenter ailleurs une action identique répondant aux conditions de la litispendance pour obtenir le sursis des procédures prises au Québec[renvoi omis].
[33] De son côté, le professeur Jeffrey Talpis expliquant les conditions d'application de l'article 3137 C.c.Q., souligne que :
Second, another action must be already pending before the foreign authority by the time the lis pendens motion is offered to the court in Quebec [renvoi omis]. This condition requires that in order for a Quebec court to entertain a motion to dismiss based on lis pendes, the foreign authority must have been seized of the proceedings before the Quebec court was seized. […]
[34] Or, l'action distincte des requérantes est datée du 9 décembre 2009, alors que l'action québécoise de l'intimée est du 3 décembre 2009.
Le texte intégral du jugement est disponible ici: http://bit.ly/fDeU43

Référence neutre: [2011] ABD 85

2 commentaires:

  1. Merci de tenir ce blogue - le sommaire des décisions est bien fait et le choix des décisions rapportées est toujours intéressant!

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  2. Merci beaucoup JM, votre note d'encouragement est très appréciée.

    Bonne soirée,

    Karim Renno

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