mercredi 3 novembre 2010

Une juge de la Cour d'appel émet des doutes quant au caractère approprié des ordonnances de sauvegarde émises en l'absence d'urgence

par Karim Renno
Osler, Hoskin & Harcourt s.e.n.c.r.l./s.r.l.

Jugement potentiellement très important en matière d'ordonnances de sauvegarde rendu le 29 octobre dernier par l'Honorable juge Marie-France Bich de la Cour d'appel dans 176283 Canada Inc. c. St-Germain (2010 QCCA 1957). En effet, l'on voit de plus en plus d'ordonnances de sauvegarde prononcées par la Cour supérieure alors qu'elles ne répondent pas aux critères de l'injonction provisoire, particulièrement l'urgence. Ces ordonnances sont souvent prononcées dans le cadre de recours en oppression et ont habituellement comme objectif de rétablir l'équilibre entre les parties. Or, la juge Bich émet de sérieux doutes sur le bien-fondé de telles ordonnances.


Le 18 octobre dernier, la Cour supérieure, dans le cadre d'un recours en oppression, accueille en partie une demande d'ordonnance de sauvegarde et ordonne la communication de certaines informations à la Demanderesse. Les Défendeurs demandent la permission d'en appeler de cette décision.

La juge Bich rappelle d'abord le caractère exceptionnel d'une ordonnance de sauvegarde, laquelle doit généralement obéir aux mêmes règles que l'injonction provisoire:
[7] Comme le souligne le juge Dalphond dans le jugement précité, l'ordonnance de sauvegarde — et c'est certainement le cas de l'ordonnance prononcée dans le présent dossier sur la base de l'article 241 L.c.s.a. — « est une mesure judiciaire, discrétionnaire, émise pour des fins conservatoires, dans une situation d'urgence, pour une durée limitée et au regard d'un dossier où l'intimé n'a pu encore introduire tous ses moyens ». Ces caractéristiques expliquent pourquoi la délivrance d'une ordonnance de sauvegarde s'apparente dans la plupart des cas à celle d'une injonction provisoire et répond aux mêmes critères (apparence de droit, préjudice, prépondérance des inconvénients, urgence).  
[8] Ces critères doivent être appliqués de façon rigoureuse, avec prudence, particulièrement dans le cas où la sauvegarde est demandée alors que l'instance vient à peine d'être instituée, que le dossier est fort incomplet et que l'affaire procède forcément de manière sommaire. Comme le rappelle la juge Otis dans 2957-2518 Québec inc. c. Dunkin'Donuts (Canada) Ltd., « [i]l est certes possible que les mesures contenues dans les ordonnances de sauvegarde soient judiciairement opportunes mais, à ce stade du dossier, le véhicule procédural qui les contient n'offre pas les garanties juridiques qui visent à protéger les droits de toutes les parties » (paragr. 26). C'est ce qu'on observe ici, alors que le recours de l'intimée a été entrepris le 10 septembre 2010, que seule sa version (affidavit et pièces à l'appui) figurait au dossier au moment où l'affaire a été entendue et que, forcément, seule une preuve limitée a été administrée.
C'est pourquoi la juge Bich insiste sur l'importance des critères du préjudice irréparable et de l'urgence:
[9] Dans pareil contexte, et précisément parce que le véhicule procédural n'offre pas les garanties juridiques usuelles, les critères de l'urgence et du préjudice irréparable revêtent une grande importance, car c'est par eux que se justifie qu'on procède de manière sommaire à la délivrance de l'ordonnance de sauvegarde. Ce n'est pas dire que l'apparence de droit et la prépondérance des inconvénients soient sans intérêt, ce qui n'est évidemment pas le cas, mais l'absence d'urgence ou l'absence de préjudice irréparable (c'est-à-dire grave), à eux seuls, militent ordinairement contre la délivrance d'une telle ordonnance (on renverra alors les parties à l'interlocutoire ou au fond), tout comme l'urgence et la présence d'un préjudice grave militent en faveur d'une telle ordonnance.
[10] Or, en l'espèce, le jugement de première instance conclut clairement à l'absence d'urgence :
[21] En l'espèce, la seule allégation pour appuyer la situation d'urgence repose sur une information provenant d'une source gardée confidentielle à l'effet que le golf propriété de Golf UFO sera sur le point d'être vendu.

[22] Les autres éléments rapportés dans la procédure entreprise par Doris ont débuté en 2005. Depuis le printemps et l'été 2010, une série de faits sont survenus. Il n'y a pas d'urgence en l'espèce au sens des exigences de l'injonction provisoire.
[11] Le jugement est par ailleurs muet sur la question du préjudice que subit ou subirait l'intimée du fait de la situation qui l'oppose aux requérants ou du fait de ne pas obtenir la délivrance de l'ordonnance de sauvegarde. L'on ne discerne par ailleurs pas bien de la requête introductive d'instance, au-delà de l'intensité du conflit qu'on y décrit, ce qui est allégué en termes de préjudice irréparable aux fins de la demande de sauvegarde (sauf des prétentions générales), compte tenu du fait que la situation dont se plaint l'intimée dure à bien des égards depuis plusieurs années.
Pour ces raisons, la juge Bich accorde la permission d'en appeler du jugement, ce qui est exceptionnel en matière d'ordonnances de sauvegarde.

Commentaire

Reste maintenant à savoir quel sera l'issue de l'appel. Reste que le jugement rendu par la juge Bich est une véritable bouffée d'air frais en matière d'ordonnances de sauvegarde et de recours en oppression. En effet, de l'avis du soussigné, trop d'ordonnances de sauvegarde ordonnant la communication d'information et empêchant l'accomplissement de certains gestes ont été prononcées au cours des dernières années en l'absence de preuve de préjudice irréparable ou d'urgence. Cette façon de faire est particulièrement désavantageuse pour les parties défenderesses, lesquelles n'ont pas le bénéfice d'une pleine audition pour présenter leur preuve. L'essence même de l'ordonnance de sauvegarde est alors détournée pour donner un avantage aux parties demanderesses.

Référence : [2010] ABD 143

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