samedi 15 mars 2014

Par Expert: la pertinence de la preuve d'expert pour déterminer la pratique professionnelle courante

par Karim Renno
Irving Mitchell Kalichman s.e.n.c.r.l.

On dira normalement que le témoignage d'expert sur les questions de droit québécois est irrecevable parce que la question fait partie du domaine souverain du juge saisi de l'affaire. Cette règle souffre cependant de certains bémol, dont le fait que la preuve par expert de la pratique professionnelle est recevable, même celle des avocats. C'est ce que soulignait la Cour suprême du Canada dans Central Trust Co. c. Rafuse ([1986] 2 RCS 147).

Il s'agissait en l'instance d'une affaire de responsabilité professionnelle d'un avocat. Dans celle-ci, l'Appelante avait appelé deux avocats à titre de témoins experts pour faire la preuve de la pratique générale des avocats en matière d'opérations immobilières afin de démontrer que les Intimés n'avaient pas suivi cette pratique et donc commis une faute.
Le juge de première instance a accueilli en partie les objections à cette preuve au motif que la preuve par expertise sur des questions de droit interne n'est pas recevable.
Dans sa décision, la Cour suprême indique que c'est à tort que le juge de première instance a exclu cette preuve. On constate de la décision de la Cour que le témoignage d'expert est importante pour établir la pratique usuelle dans un domaine donné:
61. Deux avocats, Me S. David Bryson, c.r., et Me Arthur G. H. Fordham, c.r., ont témoingé concernant leur pratique et celle d'autres avocats dans les opérations immobilières mettant en jeu des sociétés. Tous deux ont affirmé qu'il était usuel de déterminer si une société était en mesure de fournir une sûreté et, à cette fin, d'examiner les dispositions de la Companies Act. Me Bryson a dit qu'il ne pouvait être certain s'il connaissait en 1968 l'existence du par. 96(5) de la Loi, que l'opération dont s'étaient occupés les intimés [TRADUCTION] "sortait plutôt de l'ordinaire et ne ressemblait aucunement aux opérations hypothécaires habituelles", et qu'il ne se souvenait pas d'avoir eu affaire à une opération de ce genre depuis qu'il exerçait. Me Fordham a dit qu'il était au courant du par. 96(5) en 1968. Le juge Hallett a écarté le témoignage de Me Fordham pour le motif que c'était celui d'un spécialiste en matière d'opérations immobilières commerciales. Malgré l'expérience et l'expertise reconnues de Me Bryson, le juge Hallett a attaché une importance particulière à son témoignage qu'il estimait plus pertinent sur la question de la norme de diligence à laquelle on pouvait s'attendre qu'un généraliste raisonnablement compétent satisfasse en matière immobilière. Se fondant sur le témoignage de Me Bryson, sur le fait que certaines personnes relevant de Nova Scotia Trust Company, qui possédaient une formation juridique, avaient approuvé le prêt et donné des instructions aux intimés, et sur les divergences d'opinions des juges quant à la validité de l'hypothèque, le juge Hallett a conclu que l'avocat raisonnablement compétent ordinaire en Nouvelle‑Écosse en 1968 n'aurait pas été au courant de l'existence du par. 96(5) de la Companies Act et, s'il l'avait été, il ne se serait pas rendu compte des répercussions possibles de cette disposition sur la validité de l'hypothèque projetée. 
62. La Division d'appel a conclu que le juge de première instance avait commis une erreur en faisant abstraction du témoignage de Me Fordham et que la question était non pas de savoir si un avocat raisonnablement compétent aurait su, sans avoir examiné la Companies Act, que le par. 96(5) existait, ou s'il aurait formé l'opinion que l'hypothèque était frappée de nullité, mais plutôt de savoir s'il aurait examiné la Companies Act pour déterminer si elle imposait des restrictions à la capacité d'une société de fournir une sûreté et s'il se serait aperçu que le par. 96(5) posait un problème quant à la validité de l'hypothèque projetée. En concluant que les avocats intimés ont fait preuve de négligence, le juge Jones, qui a rendu l'arrêt unanime de la Division d'appel, affirme ceci:  
[TRADUCTION] L'obligation de l'avocat en l'espèce était de s'assurer de la validité de l'hypothèque. Comme la sûreté allait être fournie par une société, il incombait aux avocats de se familiariser avec les dispositions de la Companies Act qui pourraient avoir une incidence sur la sûreté. Lorsqu'un avocat ne connaît pas les lois applicables à une opération, il est alors tenu de se renseigner sur les dispositions pertinentes. Avec égards, je ne vois rien d'anormal au sujet des dispositions du par. 96(5) de la Companies Act. Dès qu'un avocat prendrait connaissance de ce paragraphe, son libellé lui permettrait de se rendre compte qu'il y avait un problème. Quelle que soit l'interprétation donnée à la disposition, l'avocat serait dans l'obligation d'en informer son client. Il était du devoir de l'avocat de faire preuve d'un niveau raisonnable de compétence et de connaissances. Cette obligation n'incombait pas aux responsables de la société appelante, car ils ne s'intéressaient qu'aux aspects commerciaux de l'opération. 
63. Avec égards, je suis d'accord avec la conclusion de la Division d'appel sur la question de la négligence. [...]

Référence : [2014] ABD Expert 11

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