dimanche 24 février 2013

Dimanches rétro: l'importance de ne pas confondre impolitesse et diffamation

par Karim Renno
Irving Mitchell Kalichman s.e.n.c.r.l.

Deux types de propos font régulièrement l'objet de procédures en diffamation: les affirmations factuelles et l'expression d'opinions. Personnellement, j'aimerais voir les tribunaux faire des distinctions plus claires quant aux principes applicables à ces deux types de propos, mais c'est là un sujet pour un autre billet. Reste que, dans Société Saint-Jean-Baptiste de Montréal c. Hervieux-Payette (2002 CanLII 8266), la Cour d'appel soulignait que lorsqu'on exprime une opinion, l'utilisation d'un vocabulaire "salé" ne devait pas affecter l'analyse du caractère raisonnable de celle-ci.
 

Dans cette affaire, la Cour est saisie d'un pourvoi contre un jugement de la Cour supérieure qui avait accueilli en partie une action en diffamation et émis une injonction permanente interdisant la publication, sous quelque forme que ce soit, d'un article publié par les Appelants. 

Essentiellement, cet article qualifiait de traîtres les députés québécois qui avaient votés en faveur du rapatriement de la constitution canadienne.
 
La question centrale qui se posait dans cette affaire était celle de déterminer si l'opinion exprimée par les Appelants était raisonnable puisque la nature diffamatoire des propos ne laissait pas de doute. En effet - et bien qu'il faut faire attention à l'analyse par la Cour dans cette affaire de la défense de commentaire loyal puisque cette décision a été rendue avant que la Cour suprême se prononce sur les principes qui doivent guider les tribunaux québécois en matière de diffamation dans Prud'homme c. Prud'homme - les lecteurs de ce blogue savent qu'il faut prouver la nature diffamatoire des propos et la faute pour conclure à responsabilité.
 
À cet égard, la Cour en vient à la conclusion que l'opinion émise par les Appelants était raisonnable, même si les termes utilisés étaient très sévères:
[23] Personne ne remet en cause la sincérité des appelants ni le fait que leur opinion porte sur un sujet d'intérêt public. La question centrale que pose le pourvoi se limite donc à celle de savoir si l'opinion des appelants était raisonnable, dans le contexte factuel de l'époque. 
[24] À cet égard, les intimés invitent la Cour à analyser le texte sous deux volets: l'opinion des appelants serait généralement déraisonnable et, en plus, elle comporterait un appel à la vengeance et à la violence. 
[25] Je rappelle que, pour les appelants, les intimés auraient trahi le Québec et collaboré à sa perte avec le Canada anglais en votant en faveur du projet de rapatriement de la Constitution.  
[26] Est-ce là une opinion déraisonnable ? À mon avis, non. Le message du texte des appelants correspond à un point de vue qui peut se défendre et le ton utilisé ne dépasse pas celui que le citoyen raisonnable tolère chez un autre dans notre société démocratique. Pour s'en convaincre, il suffit de se référer aux études déposées dans le dossier qui démontrent que de semblables messages, véhiculés sur un ton non moins semblable, font partie du panorama de la critique politique canadienne depuis plus d'un siècle et demi :  
[...] 
[27] Certains politiciens et commentateurs politiques ne font pas dans la dentelle, c'est un constat incontournable. Quoi que les membres de la présente formation puissent penser des mots utilisés dans le texte ci-haut, les tribunaux ne sont pas arbitres en matière de courtoisie, de politesse et de bon goût. En conséquence, il n'est pas souhaitable que les juges appliquent le standard de leurs propres goûts pour bâillonner les commentateurs puisque ce serait là marquer la fin de la critique dans notre société. 
[28] Les doctrines canadienne et anglaise convergent d'ailleurs dans une telle direction : 
But if "the language complained of is such as can be fairly called criticism, the mere circumstance that it is violent, exaggerated, or even in a sense unjust, will not render it unfair. It is at the most evidence that it was not an honest expression of real opinion, but was inspired by malice". Putting aside the case of an imputation of corrupt or dishonourable motives, or an inference of fact, to which different consideration may apply, a comment may be "fair" however exaggerated or even prejudiced be the language of the criticism. In deciding an issue of fair comment the jury has no right to apply the standard of its own taste and measure the right of the critic accordingly. If it were so, there should be an end of all just and necessary criticism, for a jury would be able to find a criticism unfair merely because they did not agree with the views expressed by the critic or think them correct. "The basis of our public life is that the crank, the enthusiast, may say what the honestly thinks as much as the reasonable man or woman who sits on a jury." For this reason the use of the adjective "fair" has often been criticised because it is capable of giving the impression that the defendant's criticism must be justified by the facts or at least could be regarded by a reasonable person as a supportable view of the facts and this is not the law. A comment may be fair even if it is irrational, stupid or obstinate.  
[…] 
The opinion need not be fair in any objective sense. There is no requirement that the criticism be impartial and well-balanced. A story teller may add to the recital a little touch of a piquant pen. There is no cause to complain merely because the commentator is obstinate, biased, prejudiced or wrong, or the comments are rude, severe, extravagant, exaggerated or even fantastic, or they are expressed in colourful language, or the tone is unnecessarily discourteous. A court generally will not consider whether the commentary is well founded or reasonable. Mere extravagance of the language employed will not destroy the privilege unless it is so great or perverse as to warrant a finding of malice. 
[...] 
Comment does not have to be reasonable or temperate in order to be fair, in spite of some early suggestions to the contrary. There is no reason why the opinion expressed cannot be couched in a language vividly reflecting a writer's emotions no matter how caustic, severe, acerbic, vitriolic or even extravagant and farfetched these comments may be. 
Je termine en vous disant que je ne fais pas de commentaire politique en attirant votre attention sur cette affaire. En effet, je suis d'opinion que les commentaires des Appelants étaient idiots, mais cela n'empêche pas que je trouve essentiel de défendre leur droit de les formuler.

Le texte intégral du jugement est disponible ici: http://bit.ly/YuLwUn

Référence neutre: [2013] ABD Rétro 8

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