mercredi 25 février 2015

La Cour d'appel tranche: la partie défenderesse à un recours collectif n'a pas droit à la liste des membres inscrits

par Karim Renno
Renno Vathilakis Inc.

Il est de plus en plus difficile de savoir contre qui la partie défenderesse dans un recours collectif se bat. En effet, après que la Cour d'appel ait confirmé récemment que le recours individuel du représentant ne lie pas les autres membres du groupe,  cette même Cour revient à la charge dans Filion c. Québec (Procureure générale) (2015 QCCA 352) pour indiquer - dans une décision majoritaire - que la partie défenderesse n'a pas droit à obtenir copie de la liste des membres inscrits pour un recours collectif donné.



Dans cette affaire, la Cour devait trancher la question importante de savoir si la partie défenderesse à un recours collectif peut demander la communication de la liste des membres inscrits au recours qui est en possession de la partie demanderesse. L'Intimée veut obtenir cette information afin de rencontre les membres non-inscrits aux fins de la préparation du procès hors la présence des procureurs des Appelants.

Le jugement de première instance avait ordonné la communication de l'information demandée.
 
L'Honorable juge Jacques Chamberland, au nom de la majorité du banc de la Cour qui a entendu l'affaire, est d'avis que le jugement de première instance doit être infirmé. En effet, il n'existe selon lui aucune raison de passer outre le principe voulant que les membres autres que le représentant désigné doivent bénéficier de l'anonymat dans le cadre d'un recours collectif:
[32]        Tous les membres sont égaux et bénéficient des mêmes droits. Tous (sauf, bien sûr, le représentant et l’intervenant) profitent de l’anonymat relatif du recours collectif, ils n’ont pas à s’impliquer dans les procédures jusqu’à l’étape du recouvrement (lorsque le jugement prévoit la liquidation individuelle des réclamations ou la distribution d’un montant à chacun des membres), ils n’ont pas à en supporter les coûts (en argent, en temps et en énergie) et, enfin, ils n’ont pas à retenir les services d’un avocat, et ce, tout en disposant d’un droit à l’indemnité de réparation en cas de succès. 
[33]        L’ordonnance faite aux appelants de préparer une liste de membres « inscrits » puis de la transmettre à l’intimée pour permettre à ses avocats de rencontrer, en l’absence des avocats agissant en demande, les « autres membres » du groupe va carrément à l’encontre, selon moi, de la philosophie du recours collectif et de la dynamique propre à ce recours. Elle oblige les membres du groupe à sortir de l’anonymat, sans compter que la liste doit comprendre les « coordonnées complètes » des membres dont les noms apparaissent.  
[34]        En passant, si le juge de première instance a raison de dire qu’une certaine forme de relation avocat-client est à la base de cette notion de membre « inscrit » – la liste comprenant même la liste de ceux qui ont déjà personnellement consulté les avocats agissant en demande –, on peut s’interroger sur le problème que pose la  divulgation de ces noms par rapport au droit au secret professionnel de l’avocat. Le fait même pour un citoyen de consulter un avocat n’est-il pas protégé par le secret professionnel? 
[35]        Mais revenons à nos moutons. Le jugement entrepris expose tous les membres du groupe qui ne sont pas sur la liste au risque de voir leur quiétude troublée, puisque les avocats de l’intimée sont maintenant autorisés à les contacter – tous, si nécessaire – par téléphone ou par lettre. La décision sape ainsi les droits et privilèges accordés à tous les membres du groupe dans le cadre du recours collectif, et ce, en contravention du cadre législatif prévu au Code de procédure civile.
Le juge Chamberland n'en reste cependant pas là. Il ajoute que la rencontre des membres - même non inscrits - d'un groupe autorisé va à l'encontre de cet anonymat dont les membres jouissent selon lui:
[53]        De toute manière, la rencontre avec ces membres me semble faire problème. Je ne reprendrai pas tout ce que j’ai écrit précédemment, mais il me semble qu’il serait contraire à la lettre et à l’esprit des règles propres au recours collectif québécois de permettre aux avocats de l’intimée de rencontrer ces membres sans l’accord et la présence des avocats agissant en demande, sous réserve bien sûr du droit de l’intimée de procéder à d’autres interrogatoires selon l’art. 1019 C.p.c
[54]        Ces rencontres m’apparaissent aller à l’encontre du droit relatif à l’anonymat et à la quiétude qui vient avec le fait d’être membre d’un groupe. 
[55]        Le statut de ces membres est également, au même titre que celui de tous les membres du groupe, « bien près » de celui d’une partie à l’instance. Que ce soit sous l’angle du lien avocat-client ou de celui du privilège relatif au litige, il serait tout à fait inapproprié de permettre aux avocats de l’intimée de rencontrer les membres du groupe, quels qu’ils soient.
Pour sa part, l'Honorable juge Dominique Bélanger aurait rejeté le pourvoi. En effet, elle ne trouve pas dans le droit québécois le droit à l'anonymat quasi-absolu pour les membres sur lequel se fondent les juges de la majorité:
[63]        Le droit pour les avocats en défense d’obtenir la liste des membres inscrits à un recours collectif a déjà, en quelque sorte, été reconnu par la Cour supérieure dans l’affaire Conseil québécois sur le tabac et la santé c. J.T.I. – MacDonald Corp., jugement confirmé par la Cour. Le juge ne commet pas d’erreur en se basant sur ce précédent. 
[64]        La pratique pour un représentant ou un bureau d’avocats agissant pour une partie demanderesse de dresser une liste des personnes qui se montrent intéressées à déposer une réclamation dans un recours collectif est maintenant bien répandue au Québec. Cette pratique ne vise pas à créer deux catégories de membres, mais bien à permettre au représentant et à ses avocats de connaître l’intérêt de ceux qui pourraient être touchés par le recours collectif, s’estimant dans une position similaire à celle du représentant. On peut certainement affirmer que ces personnes consentent à sortir de l’anonymat lorsqu’elles inscrivent leur nom sur la liste des éventuels réclamants. 
[65]        Je ne crois pas non plus que la mesure procédurale que constitue le recours collectif soit une procédure qui permet d’accorder aux membres, en toutes circonstances, l’anonymat et la quiétude. En effet, les membres du groupe peuvent être contraints de se soumettre à un interrogatoire ou même encore de communiquer leur dossier médical. Par ailleurs, deux propositions me semblent en contradiction. D’un côté, les membres sont des quasi-parties (ils auront droit, comme l’affirme le juge Vézina, de recevoir un chèque), et de l’autre côté, ils auraient droit à l’anonymat et à la quiétude. À mon avis, ces deux propositions sont difficilement conciliables. En principe, un défendeur a le droit de connaître le nom des personnes qui le poursuivent et lui réclament de l’argent.
Commentaire:

Si vous êtes un lecteur régulier d'À bon droit - ou si vous lisiez ma chronique sur les recours collectifs sur Edilex - vous savez déjà ce que je suis en désaccord avec cette décision et la logique qui la sous-tend.

Avec respect, il est difficile de comprendre et donner un sens aux multiples décisions de la Cour suprême et la Cour d'appel qui indiquent que le recours collectif n'est qu'un véhicule procédural qui n'affecte pas les droits substantifs des parties lorsque les tribunaux québécois continuent de rendre des décisions comme la présente. En effet, je suis incapable de bien cerner la différence entre un recours collectif et une commission d'enquête en 2015.
 
Vous trouvez que j'exagère? Gardez à l'esprit les points suivants et dites-moi comment une partie défenderesse peut contester un recours au fond de la même manière que tout autre recours civil:
  • le fait que le représentant du groupe - seul membre que l'on peut confronter à la Cour et dans les procédures - n'a pas de cause d'action valable n'a pas d'effet sur le sort du recours collectif comme on l'a vu hier;
  • il n'est pas permis de connaître l'identité des membres du groupe puisqu'ils sont protégé par l'anonymat selon la présente décision; et
  • il n'est pas permis non plus - même si on connaissait leur identité - de les rencontrer avant le procès pour préparer leur témoignage pour procès. 
Pratiquement parlant, cela veut dire qu'une partie défenderesse se bat contre un adversaire invisible qu'elle ne peut interroger, contre-interroger ou confronter de quelque façon que ce soit. Le seul moyen de défense qui demeure pour les parties défenderesses dans des recours collectifs est de démontrer (a) quelles sont généralement leurs pratiques et (b) que celles-ci ne sont pas fautives.
 
En d'autres mots, se défendre comme dans le cadre d'une commission d'enquête.
 
Par ailleurs, si vous pensez que je suis outré, détrompez-vous. Il n'en est rien. Le législateur et les tribunaux peuvent déterminer les règles qu'ils veulent pour les recours collectifs. La Cour suprême a été assez claire quant à la portée très limitée de l'équité procédurale en matière civile. Non, ce qui me dérange c'est la juxtaposition de règles sans cessent plus drastiquement défavorables aux parties défenderesses dans les recours collectifs et le message continuel que le recours collectif n'est qu'un véhicule procédural qui n'affecte pas les droits substantifs des parties. 
 
C'est manifestement inexact.
 
L'autre problème que j'ai avec cette décision c'est qu'elle me semble incompatible avec le droit d'interroger au préalable des membres du groupe avec l'autorisation de la Cour et le droit d'interroger des membres au procès sans autorisation de la Cour. Comment ces interrogatoires peuvent-ils avoir lieu sans connaître l'identité des membres? Comment conclure à un droit à l'anonymat si le législateur a expressément prévu que l'on peut être interrogé au préalable? 
 
Je n'ai malheureusement pas réponse à ces questions.
 
Référence : [2015] ABD 79

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