vendredi 16 mai 2025

Les circonstances dans lesquelles un juge de première instance devrait intervenir pour soulever une lacune dans la preuve ou un point de droit non abordé par les parties

par Karim Renno
Renno Vathilakis Inc.

Dans quelles circonstances est-ce qu'un juge de première instance peut intervenir dans le cadre d'un procès pour souligner une lacune dans la preuve ou l'existence d'une question juridique non abordée par les parties? C'est une des questions dont traitait la Cour d'appel dans sa décision récente de Desjardins Assurances générales inc. c. Immeubles Devler inc. (2025 QCCA 586).


Pour nos fins, les faits de la cause importe peu. Retenons simplement qu'une formation unanime de la Cour se questionne quant aux circonstances où un juge de première instance peut intervenir pour souligner une lacune dans la preuve ou soulever une question juridique qui n'a pas été abordé par les parties. 

La Cour souligne que l'exercice est déliquat pour le système québécois est contradictoire et que, règle générale, les parties sont maîtres de leur preuve et des moyens qu'ils présentent à la Cour. Cela étant dit, dans la mesure où toutes les parties ont le bénéfice de se faire entendre sur la question, un juge peut intervenir de son propre chef lorsque les circonstances le justifient:
[18] Dans notre système de justice fondé sur le modèle contradictoire, il revient aux parties qui introduisent l’instance d’en déterminer l’objet. Les tribunaux ne peuvent pas juger au-delà de ce qui leur est demandé. Néanmoins, le Code de procédure civile spécifie que leur « mission [est] de trancher les litiges dont ils sont saisis en conformité avec les règles de droit qui leur sont applicables ». Les tribunaux doivent d’ailleurs prendre connaissance d’office du droit en vigueur au Québec. Les parties n’ont pas à le démontrer ni à l’alléguer dans leur procédure. 
[19] La Cour écrit au sujet de l’article 292 a.C.p.c., prédécesseur de l’actuel article 268 C.p.c., qui permet à un juge de signaler aux parties une lacune dans la preuve à tout moment avant le jugement et les autoriser à la combler, que « [l]e législateur invite le juge à ne pas demeurer passif devant une injustice qu’il décèle en raison d’une erreur ou d’une omission d’une partie ». Il faut évidemment que la preuve soit présentée devant le tribunal et que les parties aient eu la chance de se faire entendre. À ce sujet, le Code de procédure civile édicte : 
323. Le juge qui a pris une affaire en délibéré doit, s’il constate qu’une règle de droit ou un principe n’a pas été discuté au cours de l’instruction et qu’il doit en décider pour trancher le litige, donner aux parties l’occasion de soumettre leurs prétentions selon la procédure qu’il estime la plus appropriée. 
[…] 
323. A judge who, after taking a case under advisement, notes that a rule of law or a principle material to the outcome of the case was not debated during the trial must give the parties an opportunity to make submissions in the manner the judge considers most appropriate. 
[…] 
Cette disposition assure que les parties seront entendues dans le respect de la règle de justice naturelle audi alteram partem, conformément à l’article 17 C.p.c. 
[20] Dans l’arrêt MRT Médical inc. c. 8083851 Canada inc. (Pama Manufacturing), la majorité de la Cour, sous la plume du juge Bachand, souligne qu’en « l’absence de circonstances exceptionnelles […], un juge ne peut soulever de son propre chef un moyen de défense à l’action dont il est saisi, pas plus d’ailleurs qu’il ne peut invoquer de son propre chef d’autres causes d’action que celles mises de l’avant par la partie demanderesse ». Ainsi, le juge doit faire preuve de prudence en cette matière. Il doit considérer l’ensemble des circonstances et les conséquences pour les parties avant de soulever une règle de droit ou un principe qui n’a pas été discuté au cours de l’instruction. Si la preuve présentée au juge ouvre la porte à un argument juridique, que celui-ci s’inscrit dans le recours entrepris et que le juge considère qu’une injustice pourrait en découler s’il ne l’aborde pas, cela militera en faveur d’une intervention de sa part qui respecte les règles de justice naturelle. 
[21] Au regard de ces principes, la Cour conclut que l’absence d’analyse de la responsabilité civile et de la garantie de qualité commande une intervention. L’analyse de ces principes juridiques s’inscrivait naturellement dans la cause d’action selon le recours entrepris et la preuve présentée. En outre, l’omission d’en traiter entraînait une injustice étant donné les conclusions factuelles du juge et le résultat du jugement entrepris.

 Référence : [2025] ABD 196

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