jeudi 7 novembre 2013

Le dépôt d'un recours devant un tribunal administratif est une demande en justice au sens de l'article 2892 C.c.Q.

par Karim Renno
Irving Mitchell Kalichman s.e.n.c.r.l.

Hier après-midi, nous avons traité de l'affaire Société canadienne des postes c. Rippeur (2013 QCCA 1893) pour souligner la confirmation par la Cour du fait que la réintégration d'emploi n'est pas autorisée par les dispositions du Code civil du Québec. Cet après-midi, nous traitons de la même affaire sous l'angle de l'interruption de la prescription, la Cour indiquant que le dépôt d'un recours devant un tribunal administratif est une demande en justice au sens de l'article 2892 C.c.Q.
 


Dans cette affaire, l'Appelante se pourvoit à l'encontre d'un jugement qui a rejeté sa requête en irrecevabilité à l’égard du recours de l’Intimé, un de ses ex-employés. Elle plaide en effet que le recours de ce dernier est irrecevable parce que prescrit et parce qu'il demande la réintégration d'emploi devant la Cour supérieure, un recours qui n'existe pas en vertu du Code civil du Québec selon l'Appelante.
 
En novembre 2005, l’Intimé, un employé non syndiqué occupant un poste de gestionnaire de zone, est rétrogradé à celui d’agent de santé et sécurité au travail, sans baisse de salaire. Il cesse alors de travailler pour des raisons médicales. Le 6 juillet 2006, il est congédié par la SCP qui lui offre une indemnité de départ équivalente à deux ans de salaire.
 
Jugeant qu'il a fait l'objet d'un traitement inéquitable, l'Intimé dépose une plainte en vertu des articles 240 et suivants du Code canadien du travail dans laquelle il demande une réintégration dans un poste de gestionnaire de zone et des dommages-intérêts.
 
Après une longue audition, l'arbitre saisi de l'affaire en vient à la conclusion que la plainte est irrecevable parce que l'Intimé est un "directeur" au sens du Code canadien du travail et qu'il ne pouvait donc pas se prévaloir du mécanisme de plainte prévoit par le Code.
 
Suite à ce rejet, l'Intimé dépose des procédures devant la Cour supérieure du Québec. Puisque celles-ci sont déposées plus de trois ans après son congédiement, l'Appelante demande son rejet en première instance. Cette dernière plaide en appel que le juge de première instance a eu tort de ne pas conclure à la l'expiration du délai de prescription.
 
La question qui se pose donc est celle de savoir si le recours déposé par l'Intimé en vertu du Code canadien du travail a interrompu la prescription et si celui-ci peut donc bénéficier du délai de 90 jours prévu à l'article 2892 C.c.Q. pour déposer un nouveau recours.
 
Un nom d'un banc unanime, l'Honorable juge Pierre J. Dalphond indique que le dépôt du recours administratif prévu par le Code canadien du travail est effectivement une "demande en justice" au sens de l'article 2892 C.c.Q. de sorte que le recours de l'Intimé n'est pas prescript:
[21]        En vertu des dispositions du Code canadien du travail, la plainte, si accueillie, aurait vidé le litige de l’intimé avec la SCP, et ce, normalement, à coût moindre qu’une action en Cour supérieure. (Ce ne fut pas le cas ici où seize jours furent consacrés à la seule question du statut de l’intimé). 
[22]        À la suite de cette décision, l’intimé a sans délai entrepris une action en Cour supérieure. Cette demande, intentée plus de trois ans après la fin du contrat de travail, est-elle néanmoins recevable en application de l’article 2895? 
[...] 
[29]        Comme on peut le constater, le législateur provincial associe à l’expression « demande en justice », une demande reconventionnelle, une intervention, une saisie et une opposition (qui peut être faite par un tiers). L’expression dépasse donc la demande initiale (requête introductive d’instance) pour inclure divers incidents de procédure dans un même dossier impliquant les parties et parfois même une tierce partie qui y fait valoir une demande. 
[30]        De même, un avis d’arbitrage (procédure introductive à l’arbitrage conventionnel selon l’art. 944 C.p.c.) est considéré être une forme de demande en justice, même s’il s’agit d’une procédure voulue par les parties et non imposée par une loi, par opposition à l’arbitrage de grief en vertu du Code du travail, L.R.Q., c. C-27. 
[31]        En présence des textes des articles 2892 et 2895 C.c.Q., faut-il retenir que toute autre voie de droit est exclue ou, au contraire, donner à l’expression « demande » une interprétation libérale? 
[32]        Selon la SCP, seules des demandes en justice formées en vertu du Code de procédure civile peuvent se qualifier de demandes en justice, prétention que conteste l’intimé. 
[33]        La finalité de l’article 2895 est d’empêcher la perte d’un droit en raison d’une erreur sur la procédure ou le forum choisi, comme l’indiquent les commentaires du ministre : 
Cet article, qui est de droit nouveau, vient limiter les conséquences d’une décision
qui ne porte pas sur le fond du litige, mais qui résulte plutôt, par exemple, d’un simple défaut de forme ou de l’incompétence du tribunal.  
Que la prescription soit acquise ou non, l’article 2895 prolonge l’effet de l’interruption par un délai additionnel de trois mois, afin de permettre au demandeur de faire valoir à nouveau son droit.  
La disposition intègre l’arbitrage. Si la sentence statue sur le fond, il n’y a pas de délai additionnel de trois mois. La sentence arbitrale qui est homologuée est exécutoire comme un jugement du tribunal.  
[je souligne] 
[34]        Clairement le législateur écarte ainsi la nécessité pour les parties, en cas de doute, d’entreprendre parallèlement de multiples voies de droit afin de parer à toute éventualité. La mesure se veut donc remédiatrice, ce qui peut en justifier une application généreuse (Loi d’interprétation, L.R.Q., c. I-16, art. 41). 
[35]        Par contre, le législateur parle d’une « décision » qui ne porte pas sur le fond et utilise les mots « date du jugement » au premier alinéa de l’article 2895 C.c.Q., alors que le deuxième alinéa est propre à la procédure arbitrale conventionnelle. Cela tend à supporter la position de la SCP. 
[36]        Dans l’arrêt Sudaco, S.p.A. c. Connexions commerciales internationales C.T. inc., 2012 QCCA 2254, notre Cour sous la plume de ma collègue la juge Thibault adopte résolument l’approche libérale de ce qui peut constituer une demande en justice : 
[24]     L’expression « demande en justice » contenue à l’article 2892 C.c.Q. a reçu une interprétation large. Dans son ouvrage La prescription, l’auteure Céline Gervais répertorie les procédures qui ont été considérées par les tribunaux comme des demandes en justice :
-
Une requête en délaissement forcé;
-
Une demande en dommages et intérêts à la suite d’un appel jugé abusif (art. 524 C.p.c.);
-
Une requête en jugement déclaratoire;
-
Une saisie-arrêt;
-
Une plainte au Tribunal du travail;
-
Un processus d’arbitrage;
-
Une demande d’arbitrage de compte d’honoraires;
-
Un avis d’hypothèque légale suivi d’une requête en radiation contestée;
-
Une plainte au Bureau de révision de l’évaluation foncière;
-
Une demande d’indemnité déposée à la Régie de l’assurance  automobile du Québec,
-
Une demande au percepteur des pensions alimentaires;
-
Une poursuite intentée aux États-Unis.
[25]     Je précise que, selon la jurisprudence de la Cour, une action intentée dans un autre pays constitue une demande en justice au sens de l’article 2892 C.c.Q., et partant, elle interrompt la prescription.
[...] 
[39]        À la lumière de la finalité législative, de la doctrine et de la jurisprudence, je suis d’avis qu’il faut retenir une interprétation généreuse, incluant tous les cas d’introduction d’une demande devant un adjudicateur tenant son mandat de la loi pour y faire valoir « tout droit découlant de la même source » au sens de l’article 2896 C.c.Q., disposition qui doit aussi être interprétée libéralement (Ciment du Saint-Laurent inc. c. Barrette, 2008 CSC 64, par. 102-104, [2008] 3 R.C.S. 392). En d’autres mots, la thèse de la SCP ne reflète pas l’état actuel du droit, ni les objectifs du régime québécois de la prescription extinctive. 
[40]        Ainsi, l’introduction d’une voie de droit devant une cour de justice, un tribunal administratif ou un arbitre spécialisé pour y revendiquer une réparation découlant d’un même droit doit être considérée comme une demande en justice au sens des articles 2892 et 2895 C.c.Q., si l’on veut donner plein effet à l’intention législative d’éviter la perte d’un droit par suite du choix d’un mauvais forum.
Le texte intégral du jugement est disponible ici: http://bit.ly/1iW9suU

Référence neutre: [2013] ABD 446

Autre décision citée dans le présent billet:

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